LE MONDE | | Propos recueillis par Florence Rosier
Sociologue et directrice d’étude à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), Irène Théry a présidé le groupe de travail qui a publié, en 2014, le rapport « Filiation, origines, parentalité - Le droit face aux nouvelles valeurs de responsabilité générationnelle », à la demande du ministère en charge de la famille. Le 6 mai, elle publie au Seuil Mariage et filiation pour tous, une métamorphose inachevée (128 pages, 11,80 euros).
La notion « d’enfants de l’amour » a-t-elle un sens aujourd’hui ?
Il faut se souvenir du passé : nous sommes les héritiers de ce que j’appelle un « ordre familial matrimonial ». Selon cet ordre, le mariage est l’institution qui donne un père aux enfants que la femme met au monde. Le cœur du mariage est la présomption de paternité : « L’enfant conçu ou né pendant le mariage a pour père le mari. » En face de cette présomption il y a son contraire : l’interdiction de recherche en paternité hors mariage. Edictée par la Révolution française, et reprise par l’article 340 du Code Napoléon en 1804.
C’est cet ordre matrimonial de la famille qui a conduit à la stigmatisation des « bâtards » et de leurs mères. Les « filles-mères » étaient considérées comme des filles de mauvaise vie, et les bâtards étaient des parias sociaux. Les femmes étaient divisées en deux catégories : d’un côté, les honorables épouses et dignes mères de famille ; de l’autre, les filles perdues et les prostituées. Cette division n’avait aucune sorte d’équivalent pour les hommes ! Les filles-mères étaient considérées comme coupables de leur déshonneur, et les hommes exonérés de toute responsabilité. Les enfants naturels portaient toute leur vie la tache de leur naissance. C’était le cas de mon arrière-grand-mère et de ma grand-mère : cela m’a sensibilisée à ce drame social immense…
Au XIXe siècle, ces enfants étaient les « enfants de la honte » ..
On ne faisait aucune différence entre la femme qui avait été amoureuse — elle avait alors « cédé à un penchant lubrique » — celle qui avait été abusée par un séducteur qui lui avait promis le mariage, celle qui avait été violée… C’était le règne de la double morale sexuelle : les hommes devaient « naturellement » avoir une vie sexuelle avant de se marier (au bordel, principalement) ; les femmes honnêtes devaient arriver vierges au mariage. Si elles « tombaient enceintes », c’était leur entière faute. En France comme en Irlande, on jetait l’opprobre sur les femmes agressées, surtout en cas de grossesse : d’où le drame social des employées de maison, des ouvrières, des journalières agricoles… Tout le monde savait ce que risquaient ces femmes en situation de subordination sociale vis-à-vis de leur patron.
Comment en est-on venu à transformer les « bâtards » en « enfants de l’amour » ?
Avec cette formule, à partir de 1930, on va très progressivement remettre en cause la « bâtardise », et toute cette logique de l’honneur et du déshonneur. Quand on commence à parler « d’enfants de l’amour », on change de regard sur l’union libre, le couple et l’enfant. On se met à concevoir une vie sexuelle ou amoureuse, une famille hors mariage. C’est une révolution silencieuse. Elle aboutit à l’une des plus grandes lois de notre histoire, la loi de 1972 qui instaure l’égalité entre enfants légitimes et naturels.
L’enfant né hors mariage bénéficie enfin d’une vraie filiation et d’une vraie famille — il peut hériter de ses grands-parents. Il n’a plus à porter les « fautes » reprochées à ses parents — qui étaient d’ailleurs de moins en moins des fautes, aux yeux de la société. En 1972, l’aile catholique traditionaliste a dénoncé cette loi, promue par la droite libérale moderniste : reconnaître la filiation naturelle, c’était porter une « atteinte intolérable au mariage ».
On oublie souvent cette immense révolution accomplie, celle de l’égalité entre enfants légitimes et enfants naturels…
Oui, car cette révolution est si consensuelle qu’elle est devenue invisible. En tant que sociologue, je dois très souvent rappeler ce que fut ce bouleversement. On est passé d’une opposition radicale, celle du jour et de la nuit, entre la filiation légitime et naturelle, à la situation actuelle où ces références ont été purement et simplement supprimées, dans les mœurs d’abord, dans le droit en 2005.
Aujourd’hui, personne n’aurait l’idée de reprocher à un enfant d’être né hors mariage — d’autant que c’est désormais le cas de près de six enfants sur dix. Ce n’est donc plus le mariage qui donne un statut à l’enfant. La filiation, en quelque sorte, s’est refondée sur elle-même. Les enfants de parents non mariés sont aujourd’hui dans la même situation de ceux nés de parents mariés. Très majoritairement, les pères naturels d’aujourd’hui reconnaissent l’enfant en amont de sa naissance, ce qui rapproche encore plus les situations des pères non mariés et mariés.
Autrefois, on faisait « comme si ». Pourquoi ?
Dans l’ordre matrimonial traditionnel, ce qu’on appelait « un parent » était censé être à la fois celui qui avait procréé ou « parent biologique », celui qui élève l’enfant dans la maison, ou « parent social », et le parent du droit, titulaire de la filiation. Même quand le père n’était pas le géniteur, on devait absolument « faire comme si ». Certes, le mari soupçonnant que l’enfant n’était pas de lui pouvait contester la présomption de paternité et ne pas devenir père malgré lui.
Mais il pouvait aussi décider d’accueillir cet enfant comme le sien, et même empêcher l’amant de devenir un jour le père, en cas de séparation. Quand le mari était stérile, on pouvait recourir aux bons services d’un amant, qui disparaissait ensuite. Grâce à la présomption de paternité, le mari passait pour le géniteur de l’enfant. Ces jeux avec la vérité procréative n’avaient aucun équivalent pour les femmes : pour le droit, la mère est toujours « celle qui accouche ».
Ce modèle prônait une conception biologique de la filiation paternelle, mais seulement dans le cadre matrimonial : on faisait alors comme si le lien juridique était aussi un lien de sang. Cette ancienne logique de l’honneur était faite pour défendre un nom de famille qui devait être sans tache, au prix d’une punition de ceux qui « sortaient du cadre ». Une jeune fille non mariée qui se trouvait enceinte, par exemple, pouvait être mise au couvent. C’était le règne des secrets et des mensonges familiaux. Derrière la façade haussmannienne, tout un ensemble de secrets et d’arrangements d’arrière-cour se faisaient, au détriment des femmes et des enfants.
Par quoi a été remplacée cette logique de l’honneur et du déshonneur ?
Par ce que je propose de nommer une logique de « responsabilité ». On se moque désormais de savoir si les parents sont mariés ou non. On demande aux individus, en revanche, de répondre de leurs actes devant les enfants. Dans de nombreux pays, on admet désormais que les notions de parents et de géniteurs peuvent ne pas se recouvrir. Naguère, quand le parent n’était pas le géniteur, on faisait comme s’il l’était. Ainsi, lors des premières adoptions d’enfants, dans les années 1920, on cachait à l’enfant qu’il avait été adopté.
Les parents adoptifs se faisaient passer pour les géniteurs. Ils auraient eu le sentiment, sinon, de n’être pas reconnus comme de vrais parents — comme si l’engagement de l’adoption ne suffisait pas. Beaucoup d’enfants adoptés âgés m’ont raconté qu’autrefois, ils n’osaient même pas parler de leurs questionnements sur leurs origines, leur abandon… On les aurait vus comme des traîtres à leur famille adoptive.
Un grand changement est venu de l’adoption internationale : on distingue bien mieux désormais l’histoire de la naissance du statut dans la filiation. Les notions d’origine et de filiation ont été distinguées. D’où le développement des revendications sur l’accès de l’enfant à ses origines. Dans le cas de l’adoption, les parents sont bien les parents adoptifs. Ce n’est pas une raison pour cacher à l’enfant son histoire ou l’identité de ses géniteurs - qui ne menacent en rien la famille selon le droit.
Pourquoi confond-on souvent « établir une origine » et « établir une filiation » ?
On imagine qu’en revendiquant l’accès à leurs origines, les enfants adoptés ou nés d’une PMA avec tiers donneur recherchent une filiation. Ils disent pourtant eux-mêmes que ce n’est pas du tout le problème : ils ont des parents, ils les aiment, et cherchent juste à savoir de qui ils sont nés et à reconstituer leur histoire.
En 2002, Ségolène Royal a fait voter une loi instaurant le Conseil national d’accès aux origines personnelles (CNAOP). L’idée était que les enfants adoptés nés sous X puissent avoir accès à leurs origines. Cette loi précise que l’accès aux origines empêche l’établissement de toute filiation. Pour autant, la confusion subsiste : lors des débats en vue de la rénovation de la loi de bioéthique, on n’a cessé de nous répéter que nous allions « biologiser la filiation ». C’est revenu lors des débats sur le mariage pour tous…
Il est capital de comprendre que notre droit bioéthique reste entièrement marqué par la logique du « comme si » et du mensonge, en cas d’engendrement avec tiers donneur : on fait comme si le couple avait procréé et on ment à l’enfant. Quel paradoxe que d’avoir retourné cette accusation contre les couples homosexuels, les seuls qui ne sont jamais tentés de mentir à l’enfant sur son mode de conception en cas de PMA. C’est ce que je dénonce dans mon livre comme une terrible logique du bouc émissaire, qui s’est répandue en 2012-13 et a fini par stigmatiser tous les homosexuels.
Quel regard porte notre société actuelle sur les enfants nés d’une grossesse non voulue ?
Pour le sociologue et l’anthropologue, le corps est toujours investi de signification. La même grossesse, autrefois, provoquait joie ou désespoir selon qu’elle survenait dans le mariage ou hors mariage. Aujourd’hui, la société accepte totalement les naissances hors mariage. En revanche, elle ne sait pas comment penser ces grossesses non voulues - ces « enfants de l’amour ». Une logique serait de dire que les deux géniteurs sont responsables. Mais la grossesse se déroule toujours dans le ventre des femmes !
Durant des siècles, les hommes ont été les grands bénéficiaires de cette asymétrie. Aujourd’hui, ils peuvent avoir le sentiment que les choses se sont en partie – en partie seulement – inversées. Il arrive que des hommes se retrouvent pères sans l’avoir voulu, victimes de femmes qui leur ont menti sur la contraception. C’est ce que l’on appelle les « paternités forcées ». Il faudra avancer sur ce problème. Mais n’oublions pas que ce sont d’abord les femmes qui doivent avorter ou faire face à des situations sociales très difficiles, quand il est trop tard pour une IVG.
Vous prônez le lancement d’une réflexion collective sur la filiation dite « charnelle »…
Que devient la filiation charnelle au temps du démariage, dans les cas problématiques ? Notre société peut-elle toujours désigner un homme comme père uniquement parce qu’il est le géniteur, sans examiner dans quelles circonstances il l’est devenu ? Ces questions n’ont pas encore été débattues en France. Il faut le répéter : l’asymétrie physique entre la femelle qui « engendre en soi » et le mâle qui engendre « hors de soi » ne provoque pas spontanément du lien social dans l’espèce humaine. Elle peut, au contraire, induire des inégalités et des violences, au détriment de l’un, de l’autre ou de l’enfant. C’est pourquoi il nous faut des règles, des valeurs, des significations partagées pour « faire famille ».
Par ailleurs, interdire les tests ADN, pour une recherche ou une contestation de paternité, ne me paraît pas très respectueux de l’autonomie des gens [la France est un des rares pays où ces tests ne sont autorisés que dans le cadre de procédures judiciaires]. En droit de la famille, il faut aller vers moins de paternalisme juridique et médical, et plus de responsabilité des individus dans leurs relations les uns avec les autres, et surtout avec les enfants.
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