Par Louis Chahuneau Publié le 2 juin 2021
C’est un monument de la psychanalyse française qui est en train de s’effondrer. Cinquante ans après sa création, le département d’études psychanalytiques de l’université Paris-Diderot (Paris-VII), qui a vu passer des figures de renom comme Jean Laplanche et Pierre Fédida, n’est plus que l’ombre de lui-même. « On était une UFR [unité de formation et de recherche] pionnière, la Rolls-Royce des études psychanalytiques en France, tout cet héritage a disparu », se lamente le professeur François Villa.
Depuis des mois, Christine Clerici, la présidente de l’Université de Paris – un mastodonte de 64 000 étudiants issu de la fusion, en 2020, de Paris-VII, Paris-Descartes (Paris-V) et l’Institut de physique du globe de Paris, et censé rivaliser avec les meilleures universités mondiales – doit gérer la guerre de clans qui déchire le département d’études psychanalytiques depuis de longues années.
Au cœur de ce conflit, d’un côté François Villa, ancien vice-président du conseil d’administration de Paris-VII. De l’autre, Fethi Benslama, chercheur et psychanalyste qui a successivement dirigé l’UFR d’études psychanalytiques puis l’UFR Institut humanités, sciences et sociétés (IHSS) avant de prendre sa retraite, en août 2019. Auteur de plusieurs ouvrages sur la radicalisation, ses travaux sont connus internationalement. Anciens proches collègues, François Villa et Fethi Benslama ont tous les deux été doctorants du psychanalyste Pierre Fédida dans les années 1980. Après avoir grimpé dans la hiérarchie, ils se sont déchirés à partir de 2011 au cours d’une lutte pour diriger Paris-VII.
C’est au cours de cette lutte de pouvoir que sont apparues les accusations de harcèlement moral et sexuel contre Fethi Benslama. En novembre 2018, alertée par plusieurs signalements émanant d’enseignantes, Christine Clerici, alors présidente de Paris-VII, demande l’ouverture d’une enquête administrative au ministère de l’enseignement supérieur. Elle saisit également le procureur de la République. Pendant dix mois, deux fonctionnaires de l’inspection générale de l’éducation, du sport et de la recherche, enquêtent sur le comportement du psychanalyste, mais aussi sur les dysfonctionnements concernant les promotions, le recrutement et la gestion financière dans l’UFR IHSS.
« Climat de séduction »
Le rapport, confidentiel, est rendu à la ministre de tutelle, Frédérique Vidal, et à la présidente de l’université en septembre 2019. Dans ce document que Le Monde a pu consulter, les inspecteurs signalent une « concentration du pouvoir dans les mains de quelques personnes décrites comme des fidèles de M. Benslama, [qui] a conduit à l’installation progressive d’un système de type “clanique” ».
« Les témoins parlent d’une ambiance marquée par des remarques un peu trop personnelles sur la tenue, sur le physique, notamment des jeunes femmes », souligne le rapport
Les auteurs du rapport parlent aussi d’« un climat de séduction […]qui serait entretenu par le comportement de certains enseignants depuis de nombreuses années. Les témoins parlent d’une ambiance marquée par des remarques un peu trop personnelles sur la tenue, sur le physique, notamment des jeunes femmes, et disent avoir pensé aussi que cela pouvait “déraper” ».
C’est ce qui a poussé Laure Westphal, une chargée de cours de 39 ans, à porter plainte contre Fethi Benslama pour harcèlement moral et sexuel le 31 janvier 2019. « Tout le monde pensait que l’affaire aurait un avenir au pénal », se souvient-elle. L’enquête sera pourtant classée sans suite par le parquet de Paris le 26 novembre 2019 au motif de « preuves insuffisantes ». Le procureur ne donnera pas non plus de suite judiciaire au rapport administratif.
Les inspecteurs soulignent également les rapports entre des enseignants-chercheurs et des étudiants, notamment avec l’ancien directeur de l’école doctorale de psychanalyse de Paris-VII, Christian Hoffmann : « Un nombre significatif de témoins ont signalé à la mission des pratiques d’analyse entre enseignants et des, voire leurs, étudiants, notamment leurs doctorants. […] L’un déclare même que cela lui a été imposé. » François Villa, accusé de« comportements familiers » envers ses collègues femmes, « admet qu’il a pu contribuer au climat de séduction évoqué par certains et explique son comportement par ses racines latines ».
Améliorer la transparence dans le recrutement
Enfin, les inspecteurs s’inquiètent de la fragilité des procédures de recrutement au sein du département : « La mission note que les compositions de comités impliquent très fréquemment un petit groupe de personnes externes ou internes, qualifiées par plusieurs témoins de proches sûrs de M. Benslama ou de membres de l’UFR. »Interrogé par Le Monde, Fethi Benslama a toujours démenti ces accusations et dénonce un « rapport orienté » : « Les problèmes de mon UFR se trouvent dans toutes les UFR et dans toutes les universités de France, et on feint de les découvrir à cette occasion. »
Dans ses préconisations, l’inspection générale de l’éducation, du sport et de la recherche recommande notamment de « rétablir un fonctionnement apaisé » des instances de l’UFR, d’améliorer la transparence dans le recrutement ou encore de revoir la gouvernance de l’école doctorale. Et aussi de faire « largement connaître » le guide d’information sur le harcèlement sexuel de l’université.
Un comité de suivi, chargé d’appliquer ces préconisations, a été mis en place par l’université en juin 2020. « Il reste à voir la direction adjointe de l’école doctorale et à travailler les élections de l’UFR, mais tout le reste a été traité », se félicite le cabinet de Christine Clerici.
Un constat que ne partagent pas les enseignants du département, notamment parce que le comité de suivi n’a pas eu accès au rapport administratif. Dans un tract diffusé le 16 février, le Syndicat national des travailleurs de la recherche scientifique dénonce une situation au point mort et demande la publication de l’enquête.
Sur le volet recrutement critiqué par les inspecteurs un an plus tôt, le système semble encore fragile. Le 26 juillet 2020, le collège de déontologie du ministère de l’enseignement supérieur a fait part de « sa vive préoccupation sur la situation au sein de cette UFR » et constate que « le rapport complet de l’inspection générale n’a pas été suivi d’effet ». La présidence assure pourtant avoir « redoublé de vigilance s’agissant du recrutement sur ces postes, notamment concernant la composition des comités de sélection et la question de l’endorecrutement ». Sollicité à de nombreuses reprises, le ministère de l’enseignement supérieur n’a pas répondu à nos questions.
Bataille judiciaire
Selon nos informations, confirmées par le pôle Egalités femmes hommes de l’université Paris-Diderot, François Villa est de nouveau visé par un signalement pour harcèlement sexuel à l’université. Bientôt jugé par une section disciplinaire pour d’autres faits similaires, il enseigne toujours à l’université. Depuis la conclusion du rapport, il est le seul professeur à faire l’objet d’une commission disciplinaire. Suspendus par l’université respectivement en avril et juillet 2019, Fethi Benslama et Christian Hoffmann ont pris leur retraite sans être sanctionnés. Quand le rapport a été rendu, « ils avaient déjà fait valoir leurs droits à la retraite. A l’époque, nous n’avions pas tous les éléments pour déclencher la section disciplinaire », justifie la présidence de l’université.
Une situation que ne tolèrent pas certaines enseignantes. Mi-mai, Laure Westphal a décidé de déposer une deuxième plainte, cette fois avec constitution de partie civile, contre Fethi Benslama et contre X, pour harcèlement moral et sexuel. Son avocat, Me Loïc Padonou, accuse le parquet d’avoir bâclé l’enquête et ignoré les conclusions de l’inspection générale. Il s’étonne aussi que « les fonctionnaires de police n’aient pas daigné procéder à l’audition des inspecteurs de l’inspection générale de l’éducation, du sport et de la recherche ».
Parallèlement à ces accusations, une véritable bataille juridique s’est mise en place entre Fethi Benslama et ses opposants. L’ancien directeur d’UFR, qui accuse sur son site ses détracteurs de vouloir « nuire à la psychanalyse », a déposé trois plaintes pour diffamation et injures, procédure à laquelle onze psychologues et enseignants ont répondu par une quatrième plainte datée du 8 janvier et sur les mêmes motifs.
En 2018, le département d’études psychanalytiques a été sanctuarisé au sein de l’UFR IHSS, quarante-huit ans après sa création. Il est maintenant menacé d’être englouti par l’Institut de psychologie de l’université Paris-Descartes, beaucoup plus grand (200 enseignants).
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