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mardi 1 juin 2021

Reportage Féminicides : «Si je suis là, c’est parce que j’ai fait quelque chose de très grave...»

par Virginie Ballet, Envoyée spéciale à Arras et photo Stéphane Dubromel publié le 1er juin 2021

Près d’Arras, le centre Clotaire accueille les auteurs de violences conjugales, souvent envoyés par la justice, et tente, par la parole, de les faire passer du déni à la prise de conscience.

Il dit se sentir comme «au début d’un tunnel», et espérer «aller jusqu’à l’autre bout». Là, peut-être qu’il trouvera la réponse à cette question qui le taraude : «Qu’est-ce qui a déclenché en moi de devenir cet être-là ?» A 54 ans, Marc (1) est venu de lui-même trouver de l’aide au sein du centre Clotaire, structure spécialisée dans la prise en charge des auteurs de violences conjugales et intrafamiliales, située à Saint-Nicolas-lez-Arras (Pas-de-Calais). C’était en mars, lorsque son épouse depuis plus de trente ans a décidé de le quitter, après des années de violences. «Ça s’est produit à plusieurs reprises, et depuis longtemps. Je crois que la première fois, c’était trois ou quatre ans après notre rencontre», se souvient-il. Ensuite, sont venus «des menaces, des violences verbales, psychologiques, des insultes, les propos les plus horribles, les coups derrière la tête… Comme si toute la frustration que j’emmagasinais au travail ressortait à la maison, au moindre mot innocent de ma femme». Le départ de celle-ci a été chez lui un «déclencheur».

«On n’est pas là pour les juger»

Il se renseigne alors sur Internet pour dénicher «un point d’entrée pour ne plus être violent». «Je voulais trouver de l’aide pour lutter contre moi», explique le quinquagénaire à la carrure imposante, voix cassée et larmes abondantes. Le profil de Marc fait ici figure d’exception : la plupart des auteurs de violences sont adressés au centre Clotaire par la justice. «La majorité sont dans l’attente d’une audience, et viennent ici dans le cadre d’un placement sous contrôle judiciaire assorti d’une injonction de soins. C‘était le cas pour 60 % d’entre eux en 2020», déroule Benoît Durieux, directeur du pôle hébergement, insertion et responsabilisation de l’association Solfa (Solidarités Femmes Accueil), en charge du programme. Créé en 2008, le dispositif, pionnier, a inspiré l’une des mesures phares du Grenelle des violences conjugales, lancé en septembre 2019 : d’ici à la fin du quinquennat, chaque région devrait disposer de deux centres de prise en charge des auteurs de violences conjugales, soit une trentaine au total. 18 ont déjà vu le jour.

Pendant cinq semaines, à raison de trois séances hebdomadaires, les hommes suivis au centre Clotaire assistent à des «groupes de responsabilisation», animés par une éducatrice spécialisée et une psychologue. Y sont abordés les stéréotypes de genre, la communication au sein du couple, la parentalité… «Souvent au départ, ils sont dans le déni, ou ils minimisent. L’idée c’est de les amener à une prise de conscience de leurs actes», poursuit Benoît Durieux. Des entretiens individuels leur sont aussi proposés. L’assiduité et l’évolution des participants sont rapportées dans un rapport remis à l’Association socio-éducative et judiciaire (Asej), en charge des contrôles judiciaires, qui en réfère au parquet en cas de manquement. En parallèle, le centre Clotaire fournit les coordonnées des plaignantes à l’association France Victimes, pour qu’un accompagnement leur soit proposé.

L’épouse de Marc, elle, s’est finalement rendue dans un commissariat. A l’issue de la garde à vue de son mari, une mesure d’éviction du domicile conjugal a été prononcée, assortie d’un contrôle judiciaire avec interdiction d’entrer en contact et injonction de soins, venant entériner la démarche déjà entamée. «Après toutes ces années, il fallait bien que la justice finisse par s’en saisir», acquiesce Marc, qui sera jugé en septembre. D’ici là, il assure vouloir continuer de «parler librement et ouvertement»«C’est parfois difficile pour eux de pousser la porte, parce que ça sous-entend de venir livrer une partie d’eux-mêmes qui n’est pas la meilleure», observe Frédérique Deransy, la psychologue. Des faits, elle et l’éducatrice spécialisée ne savent que ce que leurs auteurs présumés veulent bien livrer. «On n’est pas là pour les juger. C’est une manière de garantir une forme de neutralité. Et dans le fond, peu importe comment il l’a violentée, le sujet reste le même», abonde Séverine Lescoutre, éducatrice spécialisée.

«Papa, il était en colère»

Ici, l’équipe tente de «comprendre, sans excuser». Cet après-midi-là, dans le bureau aux murs de brique de la psychologue, entre deux silences, Marc se livre sur son enfance : les coups que son père donnait à sa mère, lui qui s’interposait. «L’angoisse de voir le père rentrer», la même qu’a dû ressentir sa fille, à qui il a trop souvent dit : «Papa, il était en colère. C’est pour ça qu’il a été méchant avec maman.» «Je lui ai fait du mal aussi», réalise-t-il. Dans une pièce voisine, Séverine Lescoutre, l’éducatrice, accueille Denis (1), pour son premier entretien individuel après son cycle de séances en groupe. Accent ch’ti et débit de mitraillette, le quinquagénaire fait le point avec elle sur son avancée des dernières semaines : recherche d’emploi, sevrage de l’alcool et du tabac, emploi du temps (pas mal de jeux vidéos et peu de sommeil), que l’éducatrice reproduit sur une feuille sous forme de camembert… Tout en se triturant les ongles, Denis évoque aussi son parcours judiciaire : «Si je suis là, c’est parce que j’ai fait quelque chose de très grave.» Une histoire de jalousie, «un coup de folie, cinq coups de couteau, des blessures superficielles», résume-t-il.

Suivi au centre Clotaire depuis janvier, il a été orienté là à l’issue de sa libération conditionnelle de détention provisoire. Il est désormais dans l’attente qu’une date soit fixée pour son procès. «J’ai fait une grosse connerie, quand même. Je suis mal quand j’y pense», poursuit-il. Son objectif : «Etre moins impulsif. Je fais un travail sur moi, mais ça se fait pas en six mois. La maladie de la jalousie, c’est une grosse saloperie.» Comme beaucoup ici, Denis dit n’avoir pas forcément eu conscience que certaines de ses actions antérieures constituaient déjà des violences. L’éducatrice l’engage à continuer sa réflexion à travers une série de questions : que dirait-il aujourd’hui à un ami qui lui confierait insulter sa copine ? Et si une situation similaire se reproduisait ? Il tranche d’emblée : «Rupture. Un point c’est tout. J’ai assez dégusté.» «Elle aussi», rétorque Séverine Lescoutre. Parmi les hommes accompagnés, de tous âges et de tous milieux sociaux, elle et sa collègue psychologue distinguent quelques points communs récurrents : «Le mythe de la virilité», une difficulté à gérer leurs émotions, à communiquer. «Et de la honte, parfois. Pas uniquement de ce qu’ils ont fait, mais aussi d’avoir été vus par le voisinage», complète Séverine Lescoutre.

Je fais un travail sur moi, mais ça se fait pas en six mois. La maladie de la jalousie, c’est une grosse saloperie.

—  Denis, suivi au Centre Clotaire depuis janvier

Il arrive que la justice aille plus loin encore, en décrétant une mesure d’éloignement du conjoint violent, assortie d’un placement au sein d’un centre d’hébergement et de réinsertion sociale spécialisé, jusqu’au procès. Cette décision, prise par le parquet, intervient le plus souvent à l’issue d’une garde à vue et après une enquête sociale, qui s’assure notamment que la mesure est compatible avec leur vie professionnelle, lorsqu’ils en ont une. Ce dispositif novateur, appelé «Home des Rosati», existe à Arras depuis 2008, bien avant que le tabou de la prise en charge des auteurs ne commence à se fissurer dans l’Hexagone. Dans une résidence moderne, à deux pas de la grand-place d’Arras, l’association le Coin familial gère les huit places dédiées aux auteurs de violences conjugales et intrafamiliales. Les hommes accueillis ici bénéficient pour la plupart, eux aussi, d’un suivi au centre Clotaire, lorsqu’une injonction de soins a été décrétée, et de l’accompagnement de deux éducatrices sur place. Chacun doit s’acquitter de frais de participation, calculés en fonction de leurs revenus.

13,8% de récidive, contre 40%

Depuis la pandémie de Covid-19, les capacités d’accueil ont été réduites de moitié, et l’organisation a dû être quelque peu revue : finies les chambrées par deux et les repas en commun, qui poussent à participer à la vie en communauté, à responsabiliser. Mais l’idée de «remettre du cadre», elle, perdure, subtil mélange d’autorité et de confiance. «Strict mais très humain», synthétise Matthieu Gambier, chef de service, qui n’apprécie guère le terme «alternative à l’incarcération», auquel il préfère l’idée «d’accompagnement, de réflexion». Tout manquement aux règles de vie (couvre-feu du soir, consommation d’alcool, prise de contact avec la plaignante malgré une interdiction) fait de toute manière l’objet d’un signalement à l’Asej, qui veille au respect du contrôle judiciaire des hébergés, et peut entraîner une révocation.

Au total, en treize ans, 547 hommes ont déjà fait l’objet d’une telle mesure. Selon les dernières statistiques disponibles, en 2017, seuls 13,8 % de ces hommes avaient récidivé, quand la moyenne nationale, sans suivi de ce type, est de 40 % environ. «Dans un premier temps, souvent, ils se victimisent. Les placer ici permet de les déstabiliser, et les rend perméables à l’aide qu’on leur apporte», analyse André Lourdelle, procureur de la République d’Arras. Depuis fin avril, pour la deuxième fois de son histoire, une femme a intégré ce système, logée dans un bâtiment séparé. A 56 ans, Isabelle (1), doit être jugée en juillet pour avoir donné un coup de couteau à son mari. «Je n’avais pas le choix : c’était ça ou la prison. Etre loin de chez moi, ça fait dur», entame-t-elle. Ici, elle a commencé à remettre un peu d’ordre dans sa vie, se remettre «sur de bonnes bases» : refaire ses papiers d’identité, voir un dentiste, un ophtalmo, un psy… «A la sortie, j’aurai une vie normale. Je n’irai pas en prison», veut-elle croire.

(1) Tous les prénoms ont été modifiés


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