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mardi 1 juin 2021

« Euros for Docs », une base inédite sur les liens entre industrie pharmaceutique et professionnels de santé

Par   Publié le 1er juin 2021

Malgré l’obstruction technique de l’industrie pharmaceutique, le site Eurosfordocs.eu, lancé mardi 1er juin, met en lumière ses liens d’argent avec le monde de la santé, générateurs de possibles conflits d’intérêts.

Plus de 7 milliards d’euros. C’est la somme astronomique versée par l’industrie pharmaceutique aux professionnels de santé dans onze pays européens en trois ans (de 2017 à 2019). Honoraires pour une activité de consultant, intervention dans un congrès, voyage et frais pour y assister, siège dans un conseil scientifique consultatif… : le détail de ces largesses que les laboratoires comptabilisent comme « transferts de valeur » est désormais rassemblé sur Eurosfordocs.eu (« des euros pour les docteurs »), un site Internet ouvert à tous.

Lancée mardi 1er juin, cette base de données permet d’accéder aux informations extraites de quatre registres publics ou issues d’initiatives de transparence de l’industrie dans sept pays. Les requêtes pourront interroger la base par nom de professionnel, d’organisation ou de firme, mais aussi par catégorie de paiement, par pays et par année. Son nom est un clin d’œil à la base américaine « Dollars for Docs », pionnière du genre, proposée depuis 2012 par le site d’investigation ProPublica.

Deux cracks en informatique sont à l’origine de ce projet réalisé bénévolement. Aidés d’étudiants, Pierre-Alain Jachiet et Luc Martinon ont consacré de longues semaines à localiser, extraire, nettoyer et harmoniser ces données avant de pouvoir les verser dans cette unique base. « Tout démontre que l’influence de l’industrie pharmaceutique sur les médecins, les institutions politiques et les processus de réglementation est pernicieuse, expliquent les informaticiens. La pression des médias et des citoyens est la seule solution pour faire changer les mentalités. » 

La Fédération européenne des associations et industries pharmaceutiques (Efpia), l’organisation de lobbying du secteur, avance pour sa part que « la collaboration de l’industrie avec les professionnels de la santé profite aux patients ». Or, deux décennies d’études universitaires et d’enquêtes journalistiques ont largement démontré l’inverse : les liens d’argent et de réciprocité entre laboratoires et monde de la santé sécrètent des conflits d’intérêts nocifs à la fois pour la recherche, l’évaluation des produits de santé, le conseil aux décideurs publics, mais aussi et surtout pour la qualité des soins délivrés aux patients.

Guerre technique

Epicentre de la transparence sur ces informations cruciales longtemps restées dans le secret, la loi américaine dite « Sunshine Act » a imposé, en 2010, aux laboratoires de déclarer aux Etats-Unis leurs paiements aux médecins dans une base de données publique. En Europe, seuls le Portugal et la France sont équipés d’une législation comparable.

Dans l’Hexagone, le scandale du Mediator avait entraîné la création de la base Transparence santé en 2014. C’est déjà M. Jachiet qui était l’instigateur d’une version praticable de cette base avec le site Eurosfordocs.fr, mis en ligne en 2018. Erreurs, omissions, doublons, triplons et même plus : maintes fois signalées au fil des ans, les anomalies de la base publique française n’ont jamais été corrigées par les pouvoirs publics. Depuis, Euros for docs, qui répertorie 7,5 milliards d’euros de paiements en France entre 2012 et 2021, est devenu un outil de référence pour les recherches d’universitaires ou de journalistes. Le Monde et le Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ) s’en étaient d’ailleurs servis pour l’enquête « Implant Files » en novembre 2018.

L’extraction des données européennes a elle aussi été opérée avec les plus grandes difficultés qui, d’après les informaticiens français, ont été « organisées par l’industrie »« Notre objectif principal,expose Luc Martinon, chargé de l’opération, est de rendre utilisables des informations publiées de manière à ne pas l’être, pour qu’elles soient les sources de projets d’investigation de journalistes, de chercheurs et d’ONG. »

Afin de les analyser en détail, ils ont approché deux chercheurs des universités de Lund (Suède) et Bath (Royaume-Uni), Shai Mulinari et Piotr Ozieranski. D’AbbVie à Sanofi, d’AstraZeneca à Pfizer, les informaticiens et les sociologues se sont penchés sur les 735 millions d’euros versés dans sept pays par les quinze firmes les plus généreuses avec la profession, mais aussi celles pour lesquelles les données étaient complètes. Publié le 4 mai dans la revue de santé publique Health Policy, l’article de cet équipage atypique raconte la guerre technique que mènent les laboratoires pharmaceutiques contre la transparence de leurs liens d’argent avec l’univers de la médecine.

Données éparpillées

Confrontée à une forte demande de levée de l’opacité, l’Efpia a en effet produit en 2014 un « code de transparence » en vertu duquel ses membres doivent publier leurs paiements aux professionnels et aux organisations de santé. Luc Martinon souligne « l’hypocrisie de ce système qui laisse l’industrie pharmaceutique organiser elle-même la transparence sur son influence ». Outil classique dans l’éventail de stratégies des firmes, l’autorégulation « ne sert qu’à créer l’illusion qu’il n’y a pas besoin de régulation. Si l’Efpia n’avait pas lancé cette initiative, d’autres pays européens, suivant l’exemple des Etats-Unis et de la France, auraient pu imposer la transparence par la loi », poursuit M. Martinon. Dans un courriel au Monde,l’Efpia affirme pour sa part que « l’idée de l’autorégulation n’est pas d’empêcher la législation, mais de mettre en œuvre des pratiques éthiques alignées dans les 36 pays de l’Efpia ». 

Le formulaire de l’organisation se divise en deux catégories : d’une part les rétributions liées à la présence à des événements (frais liés à des congrès et autres occasions promotionnelles), d’autre part les activités de conseil (« honoraires contre services et activités de consultants », qui incluent prestations d’orateur, présidence de réunion, siège dans des conseils consultatifs, etc.). Les flux d’argent liés au poste recherche et développement, en revanche, ne sont pas rendus publics de manière nominative, alors qu’ils représentent 60 % du total.

Or, au lieu de regrouper cette énorme quantité d’informations sur une plate-forme commune dans chaque pays, l’Efpia a laissé chaque firme faire les choses dans son coin. Avec des données parfois éparpillées sur plusieurs dizaines de sites, dans des formats qui rendaient ardue toute automatisation, la réunion des données s’est transformée en véritable épopée informatique. Il a fallu les harmoniser pour les ajouter à la base, ce qui revenait à transformer l’Amazonie en jardin à la française.

Dans certains pays, par ailleurs, l’industrie s’est tapie derrière une interprétation étroite du règlement général sur la protection des données (RGDP) de 2016 pour demander aux professionnels de santé de donner leur consentement avant de rendre public leur nom, considéré comme une « donnée personnelle ». Comme nombre d’entre eux ont décliné, des entreprises ont livré des données groupées, sans possibilité d’identification, rendant impossible une photographie complète de la situation. En Allemagne, seul un nom sur cinq a été déclaré contre 100 % en Espagne. La raison ? L’agence nationale espagnole chargée de la protection des données a considéré que l’intérêt général l’emportait sur la protection de la vie privée, et accordé une dérogation.

Médecins espagnols et allemands gâtés

Le code de l’Efpia laisse aussi suffisamment de latitude aux industriels pour… ne pas le respecter. Le laboratoire Roche s’est particulièrement démarqué en Italie et en Espagne, où ses données n’étaient pas téléchargeables, et dans une si mauvaise résolution en Italie qu’elle « les rendait pratiquement illisibles, même pour un humain », souligne l’article de la revue Health Policy. Aucun problème, pourtant, dans les autres pays. La perspective de transparence dans ces deux pays embarrasserait-elle Roche ? La firme en a convenu par courriel : « La résolution du PDF n’est pas parfaite à moins d’utiliser la fonction de zoom. »Remerciant Le Monde « pour ce retour d’expérience », Roche s’engage à « étudier comment améliorer la lisibilité du document sans avoir à zoomer dedans ». L’application des dispositions du code, se défend l’Efpia, « relève de la responsabilité des associations membres » en fonction des lois et réglementations locales en vigueur.

D’autres laboratoires ont cependant appliqué le même standard de publication dans tous les pays (GlaxoSmithKline, Lilly, Janssen et Bayer). Si GlaxoSmithKline (GSK), qui se distingue comme la firme la plus transparente s’agissant des informations nominatives, met en avant son ambition d’être la leader en matière de pratiques éthiques, c’est parce qu’elle a grandement besoin de redorer son image, soulignent les chercheurs. GSK détient en effet le record de l’amende la plus élevée à la suite d’une décision de justice. En 2012, elle a dû payer 3 milliards de dollars (2,4 milliards d’euros) aux Etats-Unis pour des pratiques illégales et des pots-de-vin concernant un antidépresseur (la paroxétine, vendue sous le nom de Paxil ou Deroxat) et un antidiabétique (la rosiglitazone, Avandia).

En Europe, ce sont les médecins espagnols et allemands que les firmes pharmaceutiques gâtent le plus, avec respectivement 93 et 69 millions d’euros en 2019, tandis que la Suède (2 millions) est plus négligée. L’Espagne est également en tête pour le montant moyen par médecin, 7,6 fois plus élevé qu’au Royaume-Uni. Ces sommes importantes « doivent faire l’objet d’une enquête plus approfondie », suggèrent les chercheurs. Ces différences entre pays, avancent-ils, sont notamment liées « à différents niveaux culturels d’acceptation et d’attentes ». En Suède par exemple, les rétributions pour assister à des conférences sont interdites par l’industrie.

« La transparence, c’est le moyen, pas le but !, insistent MM. Jachiet et Martinon. Et le but, c’est qu’il soit impossible pour l’industrie pharmaceutique d’acheter la loyauté des médecins par des pratiques douteuses. » Pourquoi l’intégralité de ces données ne serait-elle pas centralisée dans une base européenne ? Ne manque, selon eux, qu’un « Sunshine Act » européen. « Les conflits d’intérêts dans la santé sont un problème politique. C’est au monde politique de s’emparer de cette question. Il suffirait d’une loi et de quelques informaticiens pour que toutes les déclarations soient facilement accessibles pour toute l’Europe. »


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