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vendredi 4 juin 2021

«La Grande Extension», l’espérance dévie

par Robert Maggiori   publié le 2 juin 2021 

En deux siècles, la longévité a doublé, mais elle n’a pas été linéaire et rien n’assure qu’elle soit irréversible, comme l’explique Jean-David Zeitoun dans son «histoire de la santé humaine».

D’un devoir sans fautes ou d’un électrocardiogramme sans anomalies, le professeur ou le médecin n’ont presque rien à dire. Le positif fait taire, le négatif fait parler. Les livres d’histoire décrivent guerres, grèves ou insurrections, les traités de médecine infections et ulcérations. Que serait une «histoire de la paix», sinon la recension des jours où on a signé un arrêt des hostilités ? Et que peut bien être une «histoire de la santé», si «être en bonne santé» est justement n’avoir ni ennuis ni histoires ? C’est donc plein de curiosité qu’on se saisit de l’ouvrage de Jean-David Zeitoun, la Grande Extension : histoire de la santé humaine, mais avec, en plus,la petite crainte d’y découvrir en fait une histoire des maladies – d’autant que l’auteur, certes diplômé de Sciences-Po, est médecin, docteur en épidémiologie clinique. Le soupçon est levé dès les premières pages, où il est dit sans ambages que l’histoire de la santé n’est pas l’histoire de la médecine, que «la santé n’est déterminée qu’à 10-20 % par la médecine», et que ses principaux déterminants, outre les conditions de vie, sont le comportement, l’environnement et la biologie, «c’est-à-dire en gros l’âge, le sexe et notre génétique».

Suivre la «grande extension» de la santé – enclenchée à partir de 1750, quand «chaque génération a pu vivre un peu plus que la précédente et préparer la suivante à vivre encore plus longtemps» – exige donc que l’on convoque tout à la fois l’économie, l’écologie, les sciences sociales, la médecine, la pharmacologie, la démographie, l’urbanisme, et bien sûr la politique (de santé publique). C’est ce que fait Jean-David Zeitoun, avec la clarté et la précision de l’homme de science qui évite les fioritures et s’en tient aux données.

«De la révolution néolithique il y a douze mille ans, jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, l’espérance de vie des humains occidentaux, ceux du “monde connu”, n’avait pas significativement évolué. Elle était bloquée aux alentours de 25-30 ans. […] Il y a deux cents ans, les femmes suédoises tenaient le record mondial avec une longévité de 46 ans. En 2019, c’étaient les femmes japonaises qui occupaient la première place, avec une durée de vie moyenne estimée à 88 ans.» Ces progrès spectaculaires sont provoqués par un faisceau de causes concomitantes, mais «discontinues au cours du temps», car, «selon les périodes, les humains ont dû recourir à des approches variées pour lutter contre la mauvaise santé et la mort», avec une efficacité tout aussi variable – si bien que l’extension de l’espérance de vie, qui semble linéaire, a en fait zigzagué entre accélérations et récessions, sans jamais être une «marche tranquille». Que cette courbe aille encore plus haut n’est d’ailleurs pas un acquis, car nos sociétés ont eu assez de «talent» pour «produire toujours plus de risques» : notamment des risques «comportementaux»(surconsommation d’alcool, tabagisme, mauvaise alimentation, inactivité physique…) et «environnementaux» (pollution, changement climatique, déchets nucléaires et plastiques, émergence de nouveaux vecteurs pathogènes…) qu’elles «ne sont pas capables de gérer». Aussi est-ce à l’analyse des principaux phénomènes «cachés par la linéarité de la courbe de durée de vie»qu’est consacrée une large part de la Grande Extension, à savoir : «L’évolution des déterminants de la santé, le fait que l’amélioration se soit parfois faite contre les humains mêmes, et enfin le caractère peu prévisible de la santé future.»

Miasmes et famines

Jusqu’à l’époque industrielle, sur le «marché de la mauvaise santé»,sont actifs et «ultradominants» trois groupes de facteurs : la sous-nutrition, la violence et les infections microbiennes, tantôt endémiques («toujours là» au sein des populations), tantôt épidémiques (ponctuelles, venant «en plus», littéralement «sur le peuple», epi-demos), tantôt les deux (grippe, tuberculose, variole, lèpre, choléra, peste…). L’impact sanitaire des violences et des guerres est «substantiel», mais sans doute inférieur à celui des famines et des carences alimentaires endémiques, d’autant que – cercle infernal – le «défaut nutritionnel» rend plus vulnérable aux attaques microbiennes, et que les infections aggravent à leur tour la sous-nutrition. Longtemps, nul n’a soupçonné l’existence de «microbes», ce qui a fait qu’ils aient agi de façon encore plus efficace : les «humains pré-industriels» se protégeaient, tant bien que mal, des miasmes (le «mauvais air»), dont on pensait qu’ils étaient produits par la décomposition de matières et se manifestaient par la mauvaise odeur – «contresens historique»expliquant que «pendant des milliers d’années» on ait «involontairement ignoré un mécanisme fondamental de transmission des microbes : le lien féco-oral».

C’est à partir du milieu du XVIIIe siècle que les choses vont changer. L’affûtage des outils de mesure avait été réalisé auparavant, avec, notamment, les premières estimations «quantitatives et systématiques» de la santé d’une population effectuées par l’inventeur de la démographie, John Graunt (1620-1674), à partir des bulletins de mortalité (contenant l’indication du nombre de morts pour chacune des «cent trente paroisses de Londres» ainsi que la cause supposée du décès, parfois vague : «fièvre»«vomissements»«dents»«estomac»). Mais c’est surtout un nouveau contexte culturel et politique qui favorise les progrès : les Lumières et la Révolution française («dont l’influence ne fut pas seulement nationale»), les unes proposant «de nouvelles idées et de nouvelles connaissances» (dans l’Encyclopédie, Diderot insiste par exemple sur la nécessité d’entraver la mortalité infantile ou d’instaurer un système d’assurance contre la maladie), l’autre les moyens politiques de les mettre en œuvre. Selon les démographes, «le risque de décès avant l’âge de 10 ans dans la France de 1750 était de presque 50 %». C’est dire que la mortalité infantile «exerçait un effet disproportionnellement important sur la durée de vie moyenne, pour des raisons purement mathématiques». D’évidence, «sauver plus d’enfants» était «la plus efficiente des choses à faire». A l’heure où la philosophie et la pédagogie le revalorisent et lui donnent un nouveau statut de personne et de sujet, l’enfant va faire l’objet d’une large protection hygiénique et médicale : c’est ainsi que «les premiers humains à avoir vu leur santé progresser furent les plus jeunes», ce qui, par un effet purement mécanique, fit monter en flèche la courbe de la longévité. Mais cela n’aurait jamais suffi à faire «baisser la mortalité infectieuse» si, en même temps, n’avaient été appliquées des mesures touchant «l’assainissement, c’est-à-dire le traitement des déchets, l’apport en eau potable, une meilleure nutrition et la lutte contre la variole».

Anthropocène et vaccins

Jean-David Zeitoun raconte bien sûr la passionnante histoire de la variolisation (déjà pratiquée par les Perses et les Chinois, mais à laquelle, en Europe, Lady Mary Wortley Montagu, 1689-1762, donne une forte impulsion), puis de la vaccination, contre la variole (Jenner) et la rage (Pasteur) – en soulignant qu’autour des vaccins, très efficaces, naissent alors les mêmes débats qu’aujourd’hui : «Les mouvements antivaccins sont nés avec les vaccins. Le répertoire de leurs arguments est ancien et ne varie pas : ils suspectent un complot d’Etat, critiquent le caractère non naturel des vaccins et imaginent des risques qui n’existent pas ou exagèrent ceux qui existent.»Parallèlement, se référant aux thèses biopolitiques de Michel Foucault, Zeitoun décrit l’impact des politiques de santé ou d’hygiène publique et montre comment a été établi le «gradient social» de la mortalité, ou son lien avec la pauvreté («le revenu prédit la mortalité»). Et souligne le rôle clé joué par l’Ecole de médecine de Paris (1794) quant à la connaissance des causes de mauvaise santé, à la formation même des médecins («auparavant, ils se formaient surtout en lisant»), au regroupement des services hospitaliers par spécialité ou à l’apparition de l’anatomopathologie et de la médecine anatomoclinique, qui relie les symptômes aux lésions : Bichat, Laennec, tout comme Bretonneau et Trousseau, «en furent les champions».

En entrelaçant toutes les dimensions de la santé, médicales, techniques, politiques, sociales, et en passant du développement des hôpitaux à la pandémie de grippe espagnole (qui tua de 2 à 5 % de la population mondiale !), de la découverte de nouveaux médicaments à la persistance des maladies vasculaires, des cancers et des affections chroniques, de la question des inégalités devant la maladie à l’impact du climat et de ses dérèglements sur les pathologies, Zeitoun parvient à expliquer une dynamique qui certes laisse voir qu’en deux siècles, l’espérance de vie a doublé mais aussi que l’avenir pourrait ne pas être rose. La Grande Extension aboutit bien sûr à la pandémie de Covid-19, «produit de l’Anthropocène», dont il serait bon qu’on retînt les vérités qu’il révèle. Notamment que l’«intimité avec les animaux sauvages et la débâcle de la biodiversité […] sont des facteurs de risques majeurs d’émergence de pathogènes». Que les interactions mondialisées et les concentrations des populations dans les centres urbains rendent plus difficile la résistance à des chocs pandémiques «répétés et prolongés». Mais qu’il est possible de s’en sortir, si le «complexe médico-industriel» s’adapte et si une éthique de la responsabilité est assumée par tous. Jean-David Zeitoun se garde de toute «prédiction». Mais il ouvre une petite fenêtre sur ce qui serait un véritable changement de mentalité : «Nous ne devrions pas être obsédés par notre longévité, mais plutôt nous concentrer sur ce que contient la vie.»









Jean-David Zeitoun, la Grande Extension : histoire de la santé humaine, Denoël, 350 pp.


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