Qu’est-ce qu’un cancer ? La philosophe des sciences Anya Plutynski s’est posé la question dans Explaining Cancer: Finding Order in Disorder (Oxford University Press, 2018), ouvrage pour lequel elle vient de recevoir le prix Lakatos. Elle nous livre ses analyses.
Quelle définition donneriez-vous du cancer ?
Anya Plutynski : Il est, me semble-t-il, extrêmement difficile de donner une définition unifiée du cancer. Les cancers sont extrêmement hétérogènes – tant en ce qui concerne leurs causes que leurs dynamiques, les processus par lesquels ils se développent dans le temps. Je suppose que l’on pourrait tout de même définir a minima le cancer comme une « croissance désordonnée des cellules », mais cette définition reste vague et sans doute trop large, car de nombreuses formes de croissance cellulaire désordonnée sont normales. De nombreuses femmes ont des excroissances fibroïdes dans leurs seins ou leur utérus qui ne deviennent jamais cancéreuses, et nous avons toutes des grains de beauté, qui ne se transforment, de même, jamais en cancer. Peut-être faut-il regarder de plus près les « caractéristiques » des cellules cancéreuses – [les biologistes américains] Douglas Hanahan et Robert Weinberg ont identifié toute une série de ces caractéristiques partagées par les cellules cancéreuses : croissance illimitée, incapacité à mourir, attraction du flux sanguin, invasivité, etc. Mais ces caractéristiques demeurent assez réductrices. Elles négligent souvent le rôle de la réponse immunitaire et du micro-environnement tissulaire, qui peuvent accentuer de manière importante le développement du cancer.
Le cancer peut-il être considéré comme une maladie génétique ?
Je pense que parler du cancer comme d’une « maladie génétique » peut être très trompeur. Cette notion fait référence au fait que les cancers sont liés à des mutations somatiques acquises lors de la division cellulaire, à des modifications de l’ADN cellulaire. Cependant, cette terminologie suggère, pour la plupart des gens, qu’il s’agirait d’une maladie en grande partie héréditaire. S’il existe des syndromes cancéreux héréditaires, la grande majorité des cancers ne sont pas dus à des facteurs héréditaires fortement prédisposants. Et à vrai dire, plus que les mutations, ce sont les facteurs épigénétiques – les conditions qui déterminent comment s’expriment les gènes – qui sont les plus importants pour comprendre le comportement des cellules cancéreuses en tant que mutations. Le moment de la vie, l’emplacement, et bien d’autres facteurs encore, déterminent si une population de cellules peut devenir un cancer et entraîner une maladie invasive.
Contrairement à bon nombre de maladie, le cancer n’est pas causé par un agent infectieux clairement identifié ?
La « théorie des germes » qui s’est développée à partir du XIXe siècle, avec Louis Pasteur et Robert Koch notamment, permettait d’espérer que toutes les maladies se comportent sur le modèle des « maladies classiques » : il suffirait, alors, d’identifier un agent causal unique pour traiter le problème. En réalité, la plupart des maladies ne relèvent pas de ce modèle. Les maladies chroniques non infectieuses comme les maladies cardiaques, la dépression ou le cancer sont toutes causées par de nombreux facteurs en interaction, qui vont de la réponse immunitaire à l’alimentation, en passant par la composition du microbiome. Le cancer attaque notre intégrité biologique, mais non pas comme le fait un agent infectieux extérieur : il perturbe et est en même temps affecté par les perturbations des différents systèmes (endocrinien, sanguin, etc.) qui composent le corps.
Comment expliquer l’« immortalité » que l’on attribue aux cellules cancéreuses ?
Les cellules cancéreuses ont tendance à perdre la capacité d’arrêter de se répliquer, lorsqu’elle reçoivent un signal de leur environnement qui entraîne, normalement, la mort cellulaire. D’une certaine manière, il s’agit d’un « retour » à l’état ancestral des cellules. Pour que les organismes multicellulaires puissent apparaitre, les populations de cellules ont du acquérir la capacité de « coopérer », de se comporter de manière à profiter à l’organisme dans son ensemble plutôt qu’à l’individu. Pour que cela soit possible, il a donc fallu qu’apparaissent des mécanismes de sénescence cellulaire. Ces mécanismes ont mis plusieurs millions d’années à apparaître, c’est une innovation récente de l’évolution. Qu’ils puissent échouer ou dysfonctionner ne devrait donc pas nous étonner. Cette possibilité est inscrite dans nos cellules.
Sommes-nous plus vulnérables aujourd’hui face aux cancers ?
Le cancer a été avec nous pendant tout au long de notre histoire évolutive. Les animaux non humains ont également le cancer, et on observe des processus analogues chez certaines plantes. Ce qui a changé radicalement, c’est que nous vivons beaucoup plus longtemps aujourd’hui, ce qui augmente les risques de dysfonctionnement. Les transformations de notre environnement jouent aussi, bien entendu, un rôle : la cigarette, les rayonnements auxquels nous sommes exposés, etc. Des facteurs génétiques et épigénétiques aussi, sans doute. Cependant, je ne crois pas que nous soyons plus fragiles aujourd’hui face au cancer. Les humains sont une espèce incroyablement robuste et hautement adaptable ; nous avons réussi à vivre partout sur la Terre, sous tous les climats, sur tous les continents. Je crains plutôt que nous ne soyons trop robustes, que les effets de nos activités sur l’environnement et les autres créatures vivantes mettent en danger la santé et la diversité de la planète.
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