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lundi 31 mai 2021

Critique «Petite Maman», Sciamma voit la vérité enfance

par Camille Nevers  publié le 1er juin 2021 à 15h08

Dans un film aussi brillant qu’étonnant, la cinéaste organise la rencontre, à travers le temps et sur le chemin du deuil, de deux petites filles. 

Le film affiche tout de suite l’idée qu’il va suivre : dire au revoir. Son sujet ramassé en un travelling. Le premier plan glisse au bruit caoutchouté des baskets de fillette sur le linoléum d’une maison de retraite où la grand-mère est morte. Jamais le mot «deuil» ne sera prononcé, cela évite la fiction éculée chagrine et trop de gueules d’enterrement, on respire. Mais partir, le temps de dire ou ne pas dire «au revoir», tout est là. Il faudrait ne rien connaître de Petite Maman et au fur et à mesure en découvrir la logique et, partant, l’elliptique consistance. Le mieux vraiment est de zapper le kit promo, la bande-annonce, le synopsis, fermer les oreilles aux échos : un film inaccoutumé, intrinsèquement original, ce n’est pas tous les jours, mais une rareté qu’on n’avait pas ressentie depuis – réfléchissons – The Visit de M. Night Shyamalan, similaire impression d’étrangeté projetée, de naturalisme de conte dans le plus simple appareil. Petite Maman, de Céline Sciamma, est un grand film. Que son format comme l’âge de ses héroïnes (interprétées par deux petites sœurs jumelles) soit «mineur» n’y change rien. Au contraire, c’est cette discrétion consciente ajoutée de «petit film» comme aussi son titre et sa durée l’indiquent, ce côté modèle réduit, qui rend ce récit d’enfant plus ample et beaucoup plus remarquable que les précédents. Revient la phrase de Duras dans Sauve qui peut (la vie) selon quoi les femmes ont plus d’enfance.

Dans la maison à la campagne où sa mère et son père trient les souvenirs de famille avant de vider les lieux, Nelly, 8 ans, passe de métamorphose en métamorphose (sur)naturelle, les nuits, le jour. Comme le pan de papier peint qui subsiste derrière le frigo, l’autre côté du miroir subreptice coulisse, à-plat d’un plan à l’autre, d’un placard dérobé, d’un feuillage d’automne, d’une coupe de séquence à la suivante, du passé on est demain, ou hier, il y a longtemps, quand la mère elle-même était gamine et la grand-mère toujours vivante. Tout se dédouble, l’enfance, le temps, la maison. (Ne pas) savoir dire au revoir, ainsi. Un première fois en «s’éclipsant» ainsi la mère disparue par enchantement ou plutôt désenchantement triste, au petit matin, qui aspire le film dans un suspense, la trouée du vertige qui déroute (l’autre petite fille jumelle) dans la clairière. Petite Maman devient un film de fantastique domestique à la Jean-Claude Brisseau ou Jean-Charles Fitoussi, fait de ces interstices «où l’on n’existe pas». Et une seconde fois, connexe, en visitant la grand-mère disparue mais convoquée en se réinventant soi, pour soi, jeu d’enfants, une vie antérieure de copine de sa propre mère gamine, envisagée à sa propre image exacte.

Jeu de rôles et cabane automnale

Cette idée d’une originalité confondante semble tenue par une claire nécessité. Le film plan à plan inocule sa suggestion onirique, la mise en scène à nu mais discrète d’une émotion. Non celle du deuil, mais cette émotion très précise qu’une enfant met dans un rapport avec la mère : pas à elle (pas de psychanalyse) – avec elle. Cette transmission comme «échange» est ce que raconte admirablement Céline Sciamma, en décidant qu’incombe à la petite Nelly de devenir la garante de Marion sa maman, qui vient de perdre la sienne (qui s’appelait Nelly, comme ces grands-mères dont on transmet le prénom aux petites-filles). De veiller sur elle, de la «sauvegarder» en quelque sorte – de toute disparition. Vertige de la généalogie et doublement des générations – trouble dans le genre, si l’on veut, réinvesti au plus intime, d’une infirmité génétique.

C’est Nelly l’apparition. C’est elle le rêve de l’autre, de Marion (que joue, adulte, la douce Nina Meurisse), de la mère absentée et retombée dans une enfance couplée à sa fille, et retrouvant l’absente, la morte, sa mère à elle, la grand-mère des mots et des parcours fléchés (Margot Abascal avec sa canne et son infirmité instille une présence presque spectracle, et d’une infinie délicatesse dans la proximité, sans appuyer). C’est bien la fille qui garde sa mère, elle l’ange et la gardienne de cette «autre» miniature, en jeu de rôles et cabane automnale, et de son tourment qui par deux fois (le décès, l’opération) demande consolation, fille unique. La petite fille protège et préserve la maman petite qui ne l’a pas encore engendrée. Nelly s’autoengendre en quelque sorte, pour faire revenir sa mère et ressusciter sa grand-mère et tout autour un paysage, la maison – elle le dit, qu’elle vient du futur, paradoxe moins temporel que signifiant (et bouleversant). C’est elle qui réconforte, épargne, et qui connaît l’avenir : à celles qu’elle visite, à elle reviendra encore de dire au revoir.

Familière étrangeté

Tout est affaire de mise en scène, jeu d’adresse, comme le jokari solo et la balle se détachant de l’élastique projette au loin vers la camarade de jeu. Petite Maman touche juste avant même de chercher à toucher au but. Le récit est mené avec une précision qui impressionne, à proportion de ce que la fable est concise, son périmètre circonscrit (hors une échappée seule, séquence musicale futuriste vers ce plan d’eau à la pyramide «cabalistique» centrale qu’on apercevait de loin dans Naissance des pieuvres, vers Cergy). Ce faisant, le lyrisme distillé, très serré, se cueille ici à chaque plan. Précis, Petite Maman l’est aussi dans sa façon de modeler un monde, presque de le «modéliser», c’est-à-dire de faire le tour de l’objet qu’il façonne en en étudiant les facettes, le relief, les scintillements.

Sciamma a su identifier ici parfaitement comment une émotion «s’articule», comme un médecin ferait le diagnostic radio d’une fracture, d’une blessure. Est très forte la façon dont l’absence de la mère, qui prend congé du film pour que la fiction de consolation de l’enfant commence, permet de tenir l’histoire d’une émotion en prise directe plutôt que le portrait d’un personnage, en phase avec la perte en ombre portée, et d’être alors aussi la plus puissante déclaration d’amour à ce personnage absenté dont seul le sentiment subsiste – la tristesse, l’inquiétude, et la douceur éprouvées. Cela produit ce petit miracle de film, non en suivant tous les membres (la Sainte Famille) d’une unique alliance, mais en déployant le fil épars d’une familière étrangeté, fil des métamorphoses, des doubles oniriques et des bouts-rimés, des concordances de temps, et fil cousu main qui fait accéder chacun à l’existence comme d’entre les ombres, jusqu’à celle, d’autant plus belle qu’elle est inattendue et tardive, du père que sa fille révèle sous la mousse à raser. Petits gestes et métempsychose, Petite Maman, grand film.

Petite Maman de Céline Sciamma, avec Joséphine Sanz, Gabrielle Sanz, Nina Meurisse… 1 h 12.


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