Par André Loez Publié le 23 mai 2021
Cette vaste somme illustrée prend son objet au sérieux pour éclairer d’un jour réjouissant deux siècles d’évolutions sociales en France.
« L’Empire du rire. XIXe-XXe siècle », sous la direction de Matthieu Letourneux et Alain Vaillant, CNRS Editions, 998 p.
Sous l’apparence d’une lourde somme universitaire, L’Empire du rire est une lecture réjouissante. Non pas, de façon simpliste, à cause de son objet : les auteurs ne cherchent jamais le bon mot ni la connivence facile avec le lecteur. Si l’on est souvent amusé par les illustrations, d’une remarquable variété, l’essentiel n’est pas là. C’est en prenant le rire au sérieux que l’ouvrage procure un véritable plaisir.
Le prendre au sérieux, dans la durée, c’est d’abord offrir une « encyclopédie stéréoscopique » de sa présence et de ses usages, depuis son épanouissement sous la monarchie de Juillet (1830-1848) jusqu’à ses avatars numériques. A partir de 1830, le relâchement de la censure et l’essor de la presse, qui permettent à Charles Philipon (1800-1862) de dessiner ses célèbres « poires » pour ridiculiser Louis-Philippe, marquent en effet l’entrée dans la modernité du rire. Celui-ci se déploie depuis lors dans un espace public, où il devient simultanément une arme et une marchandise : le vecteur des critiques les plus féroces comme des succès commerciaux les plus consensuels, Charlie Hebdo comme Bienvenue chez les Ch’tis. Loin d’être anecdotique ou marginal, le rire se révèle constitutif de la trame politique, médiatique et marchande du monde contemporain.
Grammaires du rire
Pour en comprendre les grandes articulations et leurs infinies déclinaisons, l’ouvrage, sous la direction des professeurs de littérature Matthieu Letourneux et Alain Vaillant, se structure en quatre axes. L’approche historique permet d’abord de saisir le rire dans un environnement qui se transforme, sous l’effet de modifications juridiques (la très libérale loi de 1881 sur la presse marque ainsi un tournant), mais aussi des changements de régime et des nouveautés technologiques. La presse, donc, le théâtre, le cinéma, la radio, la télévision, Internet sécrètent successivement leurs propres grammaires du rire.
Celles-ci sont abordées sous un angle plus théorique, quelquefois jargonnant, dans une deuxième partie qui envisage l’esthétique du rire et les « catégories du risible », énumérées et finement étudiées : satire, parodie, ironie, nonsense… Contre l’idée d’une innocuité du rire, la troisième partie en aborde les facettes les plus mordantes, les plus déplaisantes parfois : rire contestataire et politique, mais aussi rire xénophobe et rire misogyne, par exemple. Le livre se clôt par un tour d’horizon de la « culture du rire », au théâtre, dans la chanson, la bande dessinée, sous forme de sketchs ou de mèmes, et sous tant d’autres supports se prêtant à de belles analyses qui croisent des approches littéraires, historiques et sociologiques.
Il est précieux de disposer d’un tel état des connaissances sur le rire. D’autant qu’il ne s’agit pas seulement d’exposer un savoir statique, mais aussi de repenser un certain nombre d’idées aujourd’hui fossilisées. Sont ainsi pointées, sous la plume d’Alain Vaillant en particulier, les limites de plusieurs autorités parmi les plus établies, comme la Poétique, d’Aristote (IVe siècle av. J.-C.), ou la fameuse conception bergsonienne du comique comme « du mécanique plaqué sur du vivant » (Le Rire, 1900).
Limites du risible
Si cette formule touche juste pour décrire certains procédés du théâtre, l’auteur montre qu’elle passe à côté des formes d’émotion et d’empathie suscitées par la drôlerie profondément humaine d’un Charlie Chaplin. Un rire qui sort donc aussi des catégorisations définies par le philosophe grec – « Le comique tient à un défaut et à une laideur qui n’entraînent ni douleur ni dommage. »
Ce travail permet également de redonner une historicité aux sempiternelles questions – peut-on rire de tout ? ne peut-on plus rire de rien ? – que l’actualité replace régulièrement dans le débat public. Les années 1980 apparaissent alors comme un apogée du rire intolérant et grossier, éloigné du rire tendre ou naïf d’un Bourvil des décennies précédentes, comme du rire de connivence ou d’agressivité des réseaux sociaux actuels. Mais la question des limites du risible, et de son degré d’encadrement par le droit, s’était déjà posée tout au long du XIXe siècle, sous d’autres modalités, en musique notamment, ce « continent populaire du rire chanté [qui] a disparu presque en totalité ».
Ancré dans l’histoire française, le livre ne néglige pas l’hybridation d’un rire qui fut enrichi, tout au long du siècle dernier, par les emprunts et les transpositions. Si les jeux de mots sont peu traduisibles, les gags visuels de Mack Sennett au temps du cinéma muet ou le dispositif scénique du stand-up sont venus irriguer une tradition humoristique nationale. Celle-ci est profondément démocratique. Telle est la thèse forte et frappante qui est ici brillamment défendue. Toutes les ambivalences du rire contemporain, marqué par des oppositions entre rire de masse et rire de niche, rire de communion et rire de transgression, ne se déploient plus dans des salons aristocratiques, ni à la cour. Depuis la Révolution, le rire est devenu le « ciment joyeux et frivole du nouveau contrat social ».
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