Par Rémi Barroux Publié le 31 mai 2021
Les breuvages sans alcool ou faiblement alcoolisés attirent une nouvelle clientèle de plus en plus attentive à son bien-être et à sa santé. Encore confidentiel, ce marché prometteur est alimenté par des boissons sans cesse améliorées.
« Plus léger », « plus frais », « plus responsable », voire « moins nocif ». Les boissons sans alcool à base de vin – attention, on ne peut dire ou écrire « vin sans alcool », car un vin doit en contenir au minimum 8,5 % –, et les vins moins alcoolisés – ça, on peut le dire – ne manquent pas d’attraits. De là à les préférer aux classiques flacons ? Encore faut-il qu’ils soient bons.
Difficile, aujourd’hui, de quantifier ce que représente le secteur des « vins » zéro degré ou faiblement alcoolisés. Les statistiques du monde viticole ne distinguent pas cette catégorie. Mais, assure Mathilde Boulachin, à la tête des Domaines Pierre Chavin, à Béziers (Hérault), précurseurs de ces boissons – dix ans d’histoire dans ce secteur –, la progression est réelle.
« Leur part dans notre chiffre d’affaires est passée de 20 % en 2019 à 30 % l’année suivante », avance la cofondatrice de la marque, qui en produit 1,5 million de bouteilles chaque année, sur un total de 5 millions, et exporte 80 % de ces boissons peu ou pas alcoolisées. Plusieurs gammes sont proposées, souvent dans les trois couleurs et en bulles : Ôpia (bio, 0 degré), vendue exclusivement chez Monoprix, Pierre Zéro ou encore Le Petit Chavin.
« Les vins sont de plus en plus forts, et les apéros prennent de plus en plus de place. Or, l’envie de boire moins alcoolisé progresse », explique Sébastien Thomas, cofondateur de la marque Moderato
La marque Nicolas, avec près de 500 cavistes en France, se convertit petit à petit, même si, explique son directeur marketing, Christopher Hermelin, « la vente reste anecdotique », tout en évoquant « un marché en devenir ». « Il y a un concours de circonstances avec le Covid-19, un besoin de bien-être, d’authenticité. » Et les vins à faible teneur en alcool semblent entrer dans cette catégorie.
Nicolas a lancé, fin 2020, une gamme « sans » qui joue sur ces convergences : sans sulfite, sans pesticide, sans alcool. Quelque 340 produits (sur 3 600 références au total), tous types de boissons confondues, parmi lesquelles les sans alcool ne seraient que quelques unités. Pas de quoi décourager les explorateurs de cette nouvelle planète, comme Sébastien Thomas, cofondateur de la marque Moderato, lancée le 1er septembre 2020.
« Les vins sont de plus en plus forts, et les apéros prennent de plus en plus de place. Or, l’envie de boire moins alcoolisé progresse, les modes de vie évoluent avec une plus grande attention à ce que l’on consomme », explique ce quadragénaire issu d’une famille de viticulteurs de la région de Cognac (Charente).
Moderato propose, depuis la fin janvier, sa « boisson vinifiée à faible teneur en alcool », à 5 %, en blanc, rosé et rouge, au prix de 11,90 euros. Elle est élaborée par le vigneron Vincent Pugibet au domaine La Colombette, près de Béziers. Le vin est ensuite partiellement désalcoolisé grâce à un système dit « osmose inverse », qui permet d’éliminer une partie de l’alcool au moyen d’une membrane et, assure Sébastien Thomas, de « conserver un équilibre aromatique et organique, voire des tanins pour le rouge ».
Un autre procédé, qui peut être complémentaire, consiste à favoriser l’évaporation de l’alcool, par une distillation sous vide, cette technique permettant de faire descendre le vin à 0 degré. « Le but n’est pas de remplacer le vin ou de nous comparer, mais de proposer un produit sans équivalent aujourd’hui. Les connaisseurs nous disent : “C’est trop léger”, mais certains amateurs apprécient justement ce côté léger, frais », précise le directeur de Moderato.
Mini-laboratoire à domicile
Dans « La Quotidienne », une émission diffusée sur France 5 en 2015 et consacrée aux boissons et vins sans alcool, l’éminent sommelier Philippe Faure-Brac en a goûté certains. Il a choisi d’évoquer une « belle illusion », parlant plutôt de « jus de fruits », de « jus de cépage », s’agissant de boissons à partir de merlot ou de pinot noir. Pour lui manquaient « le support de l’alcool, le côté caresse et la longueur » qui sied à un vin bien fait.
« L’intérêt de la désalcoolisation est de permettre au viticulteur d’aller au bout de la vinification, de montrer son savoir-faire de vigneron, puisque nous intervenons après. » Christophe Brière, fondateur de la société B & S Tech
Et, en goûtant le blanc de Moderato, force fut de constater que le « vin » manquait de profondeur, proposant une belle fraîcheur, voire un très léger perlé, mais sans le côté fruité. Le rouge de la même marque a procuré plus de satisfaction. A base de monarch et de prior, deux cépages résistants, cette boisson à 5 % s’est révélée souple, avec un bon goût de raisin, voire de pêche de vigne. Mais sans corps et sans réelle longueur en bouche.
Dans son mini-laboratoire installé à son domicile, à Suresnes (Hauts-de-Seine) – un autre, plus important, existe à Bordeaux –, Christophe Brière, fondateur de la société B & S Tech, expert dans le développement et le conseil pour les produits sans alcool, travaille d’arrache-pied à améliorer ces boissons. Dans son réfrigérateur, des bouteilles de rosé, de blanc, de bière ont déjà subi les transformations. Sa société, créée en 2019, compte une soixantaine de clients, dont la moitié environ dans le monde du vin. « L’intérêt de la désalcoolisation est de permettre au viticulteur d’aller au bout de la vinification, de montrer son savoir-faire de vigneron, puisque nous intervenons après », avance Christophe Brière.
« L’enjeu semble d’occuper le terrain de la bière, celui des “happy hours” où l’on veut boire moins alcoolisé. » Miren de Lorgeril, présidente du Conseil interprofessionnel des vins du Languedoc
Désalcoolisation ou méthode naturelle ? Julien Touboul, œnologue et directeur général de la maison Rigal, dans le Lot, a choisi la seconde. Il propose une cuvée Bel Nau (« joli neuf », en gascon), 100 % colombard, en blanc (6,50 euros), à faible teneur en alcool, soit 9,5 %. « Il était possible d’arriver naturellement à ce taux, en récoltant de manière plus précoce, en stoppant la fermentation, sans désalcooliser, donc en respectant les équilibres aromatiques du vin. »
Le profil de Bel Nau est assez similaire à la cuvée Le Petit Chardonnay, proposée par Géraud Blanc, œnologue au mas La Chevalière, propriété de la maison Laroche, plus connue pour ses excellents chablis. Produit dans la région de Béziers, ce chardonnay est présenté, selon les mots de Géraud Blanc, dans « une version décomplexée, qui répond aux problématiques de santé, de bien-être, de responsabilité du consommateur ». Pas question pour autant de descendre au-dessous de 9,5 %.
Pour Miren de Lorgeril, la présidente du Conseil interprofessionnel des vins du Languedoc, « l’enjeu semble d’occuper le terrain de la bière, celui des happy hours où l’on veut boire moins alcoolisé ». « Le vin est une boisson culturelle. Si l’on comprend ce moment où les gens veulent être bien ensemble, il faut s’adapter et le vin moins alcoolisé est une porte d’entrée pour des vins plus complexes », précise la présidente de la maison Lorgeril (six domaines familiaux), qui ne propose néanmoins pas de vin désalcoolisé.
« Si vous êtes un alcoolique sevré, elles peuvent vous faire rechuter. Si vous êtes en difficulté avec l’alcool, ces boissons peuvent vous aider. » Jean-Pierre Couteron, addictologue
Ces boissons sont-elles alors des portes de sortie ou des portes d’entrée vers l’alcool ? Pour Jean-Pierre Couteron, psychologue au centre de soins, d’accompagnement et de prévention en addictologie Oppelia, à Boulogne-Billancourt (Hauts-de-Seine), ce serait un peu les deux. « Si vous êtes un alcoolique sevré, elles peuvent vous faire rechuter. Si vous êtes en difficulté avec l’alcool, ces boissons peuvent vous aider. Si vous êtes M. Tout-le-Monde, que vous ne voulez pas vous priver d’un plaisir gustatif tout en gardant le contrôle, vous pouvez y recourir », explique-t-il.
L’addictologue, qui confie apprécier grandement certains bourgognes, a pourtant « un peu l’impression que, avec ces boissons non alcoolisées, le but est de faire franchir une marche en douceur ou de maintenir une culture de l’alcoolisation plutôt que d’en sortir ». Et de préciser : « Il faut une information la plus claire possible, continuer d’afficher la dangerosité de l’alcool, pas uniquement en termes d’addictologie et d’ivresse mais en termes de cancérologie. Tout le monde ne devient pas addict, mais tout le monde a un foie et un appareil digestif. »
Entre un vin désalcoolisé et un condrieu ou un bandol, aucune comparaison possible mais reste la volonté de rassembler. « Notre ambition est de réunir autour d’une table les amateurs de crus et de bulles, les femmes enceintes, les seniors dans des Ehpad qui ont toujours bu du vin et n’y ont plus droit, les jeunes qui découvrent et veulent un produit bon pour la santé. Il s’agit de complémentarité, d’une extension naturelle du vin », plaide Mathilde Boulachin.
Un vin pourrait titrer moins de 8,5 degrés
La France doit jouer sa carte dans ce secteur en devenir. La bataille s’annonce rude. « Sera-t-elle capable d’occuper ce marché avec ses propres opérateurs ? », questionne Jean-Pierre Van Ruyskensvelde, directeur général de l’Institut français de la vigne et du vin. Avec les négociations de la prochaine politique agricole commune, la PAC 2023, des évolutions pourraient changer la donne. Un vin pourrait titrer moins de 8,5 degrés.
De même, il pourrait être fait référence, pour des vins désalcoolisés, à des indications géographiques protégées ou à des appellations d’origine contrôlée, chose impossible aujourd’hui. A condition toutefois que les appellations le décident et que l’Europe s’accorde sur ces nouvelles règles. Il reste donc très improbable que, demain, nous trouvions sur le marché des puligny-montrachet, des sauternes ou encore des côte-rôtie à 2 degrés d’alcool.
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