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samedi 5 juin 2021

« Il est primordial de développer un véritable service public de la prise en charge de la perte d’autonomie »

Publié le 4 juin 2021

TRIBUNE

L’économiste Clément Carbonnier constate, dans une tribune au « Monde », l’insuffisance des dispositifs d’allocation et d’incitation fiscale actuels pour permettre l’accès universel à des soins devenus indispensables.

A l’Ehpad de la Maison du moulin, à Maubeuge (Nord), le 7 mai 2021.

Tribune. Après la création formelle de la cinquième branche de la Sécurité sociale (loi du 14 décembre 2020), il est plus que temps de lui fournir un contenu. Depuis des années, voire des décennies, chaque nouveau gouvernement annonce un grand plan de prise en charge de la perte d’autonomie liée au vieillissement de la population, et on attend toujours.

Il n’est plus utile de rappeler qu’il s’agit d’un besoin croissant, essentiel pour un nombre toujours plus grand de personnes âgées, mais aussi pour les aidants familiaux. Le vieillissement de la population est également un déterminant majeur de la croissance du recours aux services hospitaliers, qui peinent à répondre aux besoins.

Il y a près de vingt ans, le 1er janvier 2002, entrait en vigueur l’allocation personnalisée d’autonomie (APA), remboursement partiel des soins prescrits par une équipe médico-sociale, sur le modèle de l’Assurance-maladie. Mais le niveau des restes à charge continue de mener au renoncement aux soins.

Depuis, les politiques publiques se sont concentrées sur l’élargissement des crédits d’impôt, mêlant les soins aux services de confort pour les personnes valides, comme le ménage et le jardinage. L’espoir était que le besoin soit tel qu’il suffise d’un peu d’huile de subvention dans les rouages pour que la machine se mette en route. Un rapport de l’inspection générale des finances de 2008 annonçait même qu’on allait pouvoir régler en même temps la question de la prise en charge de la perte d’autonomie et celle du chômage de masse, et ce, sans coût pour les finances publiques !

Politiques inégalitaires

Force est de constater que ça n’a pas marché : les dépenses publiques sont loin d’être négligeables, mais ces extensions ont eu un effet très faible, voire nul, sur les créations d’emplois (« Efficacité et équité des aides pour l’emploi d’un salarié à domicile »Clément Carbonnier, Travail et emploi n° 143, 2015). Or, si les emplois – et donc l’activité – n’ont pas été créés, cela signifie que de nombreuses personnes en perte d’autonomie n’ont pas pu bénéficier de services dont elles ont pourtant besoin…

De plus, ces politiques sont très inégalitaires. Les plus fortunés, y compris parmi les personnes âgées, sont bien plus nombreux à consommer des services à la personne et à bénéficier de subventions. Cela explique le faible impact des mesures fiscales : les plus aisés auraient consommé ces services même sans crédit d’impôt, et leur prix reste hors de portée des plus modestes, même après réduction par les dispositifs fiscaux.

Or, les plus modestes ont grand besoin de ces soins. Si les inégalités sociales d’espérance de vie se maintiennent à un très haut niveau, les inégalités d’espérance de vie en bonne santé sont encore bien plus grandes : les plus modestes vivent moins longtemps en moyenne, et passent aussi une plus grande partie de leur vie en situation de perte d’autonomie et d’incapacité.

Il est donc primordial de développer un accès aux services d’aide à domicile pour tous, un véritable service public de la prise en charge de la perte d’autonomie. En effet, ces services sont bien des soins paramédicaux, qui entrent en interaction forte avec l’ensemble de notre système de santé. L’accès à ces services diminue en effet le risque d’être hospitalisé pour perte d’autonomie au décours d’un passage aux urgences (« Emergency department outcome of elderly patients assisted by professional home services », Anne-Laure Féral-Pierssens et al., BMC Geriatrics n° 20, 2020). Même en amont, la présence d’aides à domicile permet au SAMU d’organiser le soin chez les patients plutôt que de les orienter vers les services d’urgence.

Nouvelle domesticité

Comme pour les autres services de santé, le mode de production peut être public (comme les services hospitaliers), ou privé (comme les soignants libéraux), mais il est essentiel que l’organisation et la prise en charge permettent un accès universel à ces soins. On peut aussi se reposer sur le secteur associatif, déjà très présent dans cette activité, mais il importe de lui donner les moyens de remplir sa mission dans les meilleures conditions pour les patients et pour les soignants.

La recherche d’économies permanentes pèse en effet sur les rémunérations de ces « travailleuses essentielles » que sont les aides à domicile (quasi exclusivement des femmes), sur leurs conditions de travail et leur santé et, in fine, sur la qualité des services, conduisant de fait à une nouvelle forme de domesticité (Le Retour des domestiques, de Clément Carbonnier et Nathalie Morel, Seuil, 2018). La domesticité ne se situe pas dans les tâches effectuées, mêmes si beaucoup sont dures et pénibles, mais dans la relation entre les travailleuses et leurs employeurs.

Bien sûr, un tel plan de prise en charge des besoins de santé de nos aînés serait coûteux. Ce coût peut être vu comme le revers de la médaille des progrès de nos sociétés, dont la richesse collective a permis des gains de conditions et d’espérance de vie.

Pourtant, les possibilités de financement existent. Nous diminuons les impôts des plus aisés alors que nous avons besoin de fonds publics ; nous dépensons énormément de manière inefficace des sommes qui pourraient être utilement réallouées. Les plus de 60 milliards d’euros par an de dépenses socio-fiscales visant à faire baisser le coût du travail ont, pour leur majeure partie, un effet négligeable, voire nul, sur l’emploi (« Tax cuts or social investment ? Evaluating the opportunity cost of French employment strategy », Clément Carbonnier, Bruno Palier, Michael Zemmour, Cambridge Journal of Economics n°40, 2016).

Notre société continue à s’enrichir malgré les crises, mais cette richesse collective est de moins en moins partagée. Les inégalités remontent, celles devant le vieil âge particulièrement. La crise sanitaire a montré le coût social du manque de moyens accordés à l’hôpital public. Ne faisons pas la même erreur pour les soins destinés aux personnes âgées en perte d’autonomie.

Clément Carbonnier est professeur d’économie à l’université Paris-VIII et directeur de l’axe « politiques socio-fiscales » du Laboratoire interdisciplinaire d’évaluation des politiques publiques (LIEPP, Sciences Po)


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