par Camille Gévaudan publié le 18 mai 2021
Les vaccins anti-Covid de Pfizer-BioNTech et de Moderna ont de nombreux points en commun : ils ont été développés en un temps record et furent les premiers approuvés dès décembre 2020, ils ont d’excellents résultats avec une efficacité avoisinant les 95%, et sont basés sur la même technique novatrice de l’ARN messager. Une technique étudiée depuis des années mais qui n’avait encore jamais été mise sur le marché. Bref, ils sont à la fois les premiers dans leur genre, les plus rapides et les meilleurs. On a connu pire destin pour des pionniers.
Au-delà des vies qu’ils contribuent à sauver dans le cadre de la pandémie de Covid, le triomphe des vaccins à ARN achève de braquer les projecteurs sur leur technologie prometteuse, qui pourrait servir de couteau suisse thérapeutique pour traiter cancers ou mucoviscidoses en passant par les maladies cardiovasculaires.
Capsules de gras
La chercheuse hongroise Katalin Kariko a toujours été convaincue par cette idée : on devrait pouvoir soigner les maladies en poussant le corps à fabriquer ses propres médicaments. Après tout, les cellules humaines sont déjà de vraies petites manufactures. Dans la bibliothèque centrale de leur noyau, les brins d’ADN abritent toutes les instructions génétiques nécessaires à la vie de la cellule. Des photocopies de ces précieuses informations sont réalisées sous forme de brins d’ARN. Ils sont dits «ARN messagers» car ils voyagent ensuite vers la salle des machines, où ils servent de modes d’emploi aux ouvriers (les ribosomes) pour construire des protéines. L’organisme humain fonctionne comme ça. Alors, ne pourrait-on pas détourner le système en introduisant des brins d’ARN synthétiques, codés sur mesure pour faire produire aux cellules n’importe quelle protéine souhaitée ? Une protéine qui comble une carence par exemple, qui réduit les tumeurs ou qui répare un organe ? Voire une protéine imitant un virus, qui déclencherait une réponse immunitaire et la production d’anticorps (c’est ainsi que fonctionnent les vaccins de Pfizer et Moderna) ?
Une première expérience a montré des résultats positifs en 1990, quand des chercheurs ont injecté de l’ADN et de l’ARN dans des souris. Alors professeur à l’université de Pennsylvanie, Katalin Kariko voulait pousser le principe plus loin, jusqu’à concevoir des thérapies humaines. Mais les obstacles techniques semblaient insurmontables à l’époque, car l’ARN de synthèse est facilement repéré par l’organisme et aussitôt catalogué comme un intrus hostile. Au mieux, il finit zigouillé par les défenses immunitaires avant même d’atteindre les cellules cibles. Au pire, il déclenche une inflammation sévère et aggrave la santé du patient. Peu de monde croyait en l’avenir des traitements par ARN et Kariko enchaînait les refus de financement pour ses recherches : «Chaque nuit je travaillais pour ça : subvention, subvention, subvention. Et quand les dossiers me revenaient c’était toujours non, non, non», se souvient la biochimiste. Mais à force d’acharnement, elle a trouvé la solution en 2005 : une étude signée avec son confrère américain Drew Weissman explique comment modifier un ARN de synthèse pour qu’il soit mieux accepté par le corps humain et puisse mener à bien sa mission.
Le duo de scientifiques crée sa petite entreprise en 2006 et dépose des brevets. Leurs travaux inspirent un chercheur canadien à la faculté de médecine de Harvard, Derrick Rossi, qui se demande s’il pourrait utiliser l’ARN pour reprogrammer des cellules en cellules souches et ouvrir la voie à toute une gamme de traitements révolutionnaires. Sa première expérience est un succès, et Rossi fonde en 2010 la société Moderna (pour «modified RNA»), si prometteuse qu’elle réussit deux ans plus tard à lever 40 millions de dollars alors qu’elle est encore à des années de ses premiers tests sur des cobayes humains. De son côté, Katalin Kariko devient vice-présidente en 2013 d’une start-up de biotechnologies allemande nommée… BioNTech. C’est dans ces années 2010 qu’une autre grande avancée scientifique a eu lieu : on s’est rendu compte, essai après essai, que l’on pouvait encapsuler un brin d’ARN synthétique dans des «nanoparticules lipidiques» (des molécules de matière grasse) pour le protéger efficacement de toute dégradation jusqu’à son arrivée dans la cellule cible.
Traitements personnalisés
Le travail de Kariko et Weissman est enfin consacré en 2020, en permettant la mise au point express de vaccins très efficaces contre le Covid. La technologie est arrivée à maturation au bon moment pour sauver des millions de vies. Mais ce n’est qu’un début, la première marche d’un long escalier qui mènera peut-être à l’éclosion d’une nouvelle génération de traitements. Les vaccins à ARN sont «d’un niveau technique très bas», estime dans Quartz le fondateur de Moderna, Derrick Rossi. Ils injectent «de l’ARN messager pour un antigène auquel le patient n’a jamais été exposé, et très rapidement on peut mesurer le niveau d’anticorps produits dans le sang. Ça se mesure dès la première ou deuxième injection. Ce n’est pas comme si on devait faire les mesures tous les jours pendant cinq ans avant de commencer à constater des effets cliniques». Rossi pense à des applications plus complexes. Grâce à l’ARN, on pourrait apprendre à l’organisme à se défendre non pas contre un agent pathogène extérieur comme le coronavirus, mais contre ses propres tumeurs, ou à réparer ses propres organes défaillants en leur fournissant ce dont ils ont besoin.
Moderna travaille par exemple sur un traitement pour les personnes victimes d’une crise cardiaque, en collaboration avec AstraZeneca. L’objectif est de «créer de nouveaux vaisseaux sanguins après un infarctus pour revasculariser le cœur, explique Stéphane Bancel, PDG de Moderna, dans le podcast FYI. C’est de la médecine régénérative dans votre propre corps». Pour ce traitement particulier, on injecte dans le cœur des patients un brin d’ARN qui fera produire aux cellules la protéine VEGF, responsable de la formation des nouveaux vaisseaux sanguins. On a déjà essayé d’injecter directement la protéine dans le corps, mais elle se désintègre trop rapidement. Quant aux thérapies géniques à base d’ADN, elles créent des tumeurs. Mais l’ARN va peut-être se révéler la solution idéale. Les résultats d’un premier essai clinique effectué sur 33 hommes sont «prometteurs», assure Stéphane Bancel : le flux sanguin des cobayes a augmenté et aucun effet secondaire grave n’a été observé. La protéine produite grâce à cet ARN «n’est pas une nouvelle entité chimique. C’est une protéine présente dans le corps humain depuis des millénaires. Donc c’est assez sûr».
Beaucoup plus sûr que de concevoir un médicament en laboratoire et de croiser ensuite les doigts pour qu’il soit bien accepté par le corps. Aujourd’hui, «on a des scientifiques qui arrivent avec un médicament et qui se tournent vers les commerciaux en leur disant : “Voilà le médoc, et bonne chance pour en faire le meilleur usage”,résume Bancel, un peu provoc. C’est là que l’ARN va renverser l’industrie pharmaceutique à mon avis : on va pouvoir concevoir le traitement d’après les besoins. Le fabriquer selon un cahier des charges.»
«On a des scientifiques qui arrivent avec un médicament et qui se tournent vers les commerciaux en leur disant : “Voilà le médoc, et bonne chance pour en faire le meilleur usage”. C’est là que L’ARN va renverser l’industrie pharmaceutique à mon avis : on va pouvoir concevoir le traitement d’après les besoins.»
— Stéphane Bancel, PDG du laboratoire Moderna
BioNTech planche ainsi sur un vaccin anticancer personnalisé, où l’ARN est adapté au profil biologique de chaque patient pour que son corps lutte contre ses propres tumeurs, uniques et spécifiques. De premiers résultats en 2017 sur treize patients présentant un mélanome, puis de nouveaux parus en 2020 sur plus de cent patients, n’ont pas à rougir : seule une petite partie des cobayes se met à produire des globules blancs qui s’attaquent activement à la tumeur, mais une majorité de patients montre une réponse immunitaire spécifique à leur cancer, et c’est déjà pas mal. Car de nombreux cancers réussissent à ne pas se faire remarquer du système immunitaire, pour des raisons que l’on comprend encore mal. Pousser l’organisme à reconnaître le mal qui le ronge et à réagir représente déjà une belle avancée. Et le traitement a l’air bien toléré par les patients.
Un anti venin en poudre
Les expériences se multiplient ces dernières années. Par une injection d’ARN messager, BioNTech a par exemple réussi à stopper la progression d’une sclérose en plaques chez des souris et à améliorer leurs symptômes, a annoncé le labo allemand en janvier 2021 dans une étude publiée par Science. La société américaine Translate Bio travaille de son côté sur un traitement ARN pour la mucoviscidose par inhalation : l’ARN messager ainsi absorbé par les poumons devrait déclencher la production de la protéine CFTRqui manque aux malades… Même si les essais cliniques échouent pour l’instant, Translate Bio continue ses recherches, et Moderna investit aussi des millions de dollars sur la mucoviscidose. Du côté des virus, l’ARN pourrait débloquer enfin des avancées attendues depuis longtemps. L’institut de recherche Scripps, en Californie, travaille par exemple sur un vaccin anti-VIH, et a annoncé en février 2021 avoir déclenché la réponse immunitaire souhaitée chez 97% de ses cobayes humains.
Jusqu’où pourra-t-on aller ? Derrick Rossi a un rêve : «Mon ambition ultime est un antivenin pour les morsures de serpents», par exemple sous la forme d’une poudre qui pourrait être stockée longtemps et reconstituée rapidement en cas de besoin (des essais sont déjà en cours pour réduire en poudre les vaccins anti-Covid). «Vous seriez surpris d’apprendre combien de personnes meurent chaque année d’une morsure [environ 100 000 selon l’OMS, ndlr] par manque d’antivenin ou parce qu’elles sont dans des régions très isolées. C’est un domaine auquel on peut totalement s’attaquer, et je ne crois pas que quiconque travaille dessus.» L’ARN messager ressemble là aussi au candidat idéal, car il agit très rapidement : «Vous l’injectez, et en quelques heures la protéine que vous souhaitez est exprimée.»
«Il y a une nouvelle entreprise d’ARNm qui pousse chaque jour sur la planète, comme des champignons. Il y en aura des centaines d’ici cinq ans, et elles vont toutes travailler sur des programmes différents. Et je peux vous dire que ça ne sera pas des vaccins», prédit Derrick Rossi. Le biologiste canadien pense voir émerger une trentaine de traitements basés sur l’ARN dans la prochaine décennie.
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