par Philippe Lançon publié le 17 mai 2021
De la figure de proue Vigée Le Brun à ses consœurs oubliées, le musée du Luxembourg rend hommage à ces artistes qui se sont battues pour exister entre la Révolution et la Restauration, au travers d’œuvres intimes et subtilement politiques.
«Peintres femmes», et non «Femmes peintres» : la fonction avant le genre ; mais ce qui frappe d’abord dans l’exposition du musée du Luxembourg, outre la qualité de certains tableaux, portraits surtout, paysages aussi, c’est moins le sens du combat que la charge romanesque. Elle est d’abord due à l’accélération historique de l’époque choisie : Révolution, Empire, Restauration, de quoi décoiffer la bourgeoise la mieux peignée. En résumé, de la vie d’Elisabeth Vigée Le Brun, la plus célèbre des peintres femmes exposées, aux premiers romans de George Sand, écrits sous son nom d’épouse, Aurore Dudevant. C’est l’époque où les Françaises qui peignent, discriminées dans l’accès au métier, font des autoportraits. En France, il a fallu attendre la seconde moitié du XVIIIe siècle. En Italie, en Espagne, elles avaient commencé plus tôt. Les «grands sujets», comme la peinture d’histoire, leur sont partout étrangers ou interdits. Elles s’émancipent par les «petits».
Vigée Le Brun, dont certains portraits ouvrent l’exposition, est une figure de proue et un paradoxe de cette émancipation. C’est quasiment la seule dont le nom apparaît dans les mémoires des grands hommes. Elle-même a écrit ses souvenirs. Le Grand Palais lui a consacré une rétrospective en 2015. Elle doit à son talent, à sa condition, aux circonstances intellectuelles et artistiques qui précédèrent la Révolution, d’être une exception. De 1780 à 1830, si la condition féminine évolue sur certains plans, elle régresse en effet sur d’autres : une idéologie familiale s’installe. Il y avait peu de femmes libres sous l’Ancien Régime, mais celles qui l’étaient, l’étaient réellement. L’émancipation politique du peuple, progressive, la multiplication des femmes qui peignent et des ateliers où elles le font, s’accompagne d’un développement de «vertus» qui cadenassent la vie féminine. De nombreux tableaux reflètent, par leur mise en scène, la tension entre l’artiste au travail, la femme dans le monde et la mère au foyer. Une phrase de Madame de Staël semble flotter autour de ces tableaux d’apparence si tranquille : «Quel homme éprouva jamais tout ce que le cœur d’une femme peut souffrir ?» Madame de Staël bénéficie au Luxembourg d’un portrait par le baron Gérard et d’une copie par Marie-Eléonore Godefroid, qui entra dans l’atelier du précédent et fut son amie. En beauté, un turban rouge et blanc sur la tête, elle a l’air d’une princesse orientale. Le tableau et sa copie ont été faits après sa mort.
Une célébration intime de la curiosité et de la science
La charge romanesque est aussi due aux parcours de ces créatrices oubliées, révélés par les cartels. Comme dans l’exposition sur le modèle noir présentée au musée d’Orsay en 2019, de façon plus modeste et resserrée, on voit vivre une société à travers celles qui l’occupaient – et la représentaient – au second plan. Un célèbre tableau unit les deux expositions : Portrait d’une femme noire, de Marie-Guillemine Benoist. Il a été peint en 1800, six ans après l’abolition de l’esclavage par la Convention, deux ans avant son rétablissement sous le Consulat. Il s’appelait alors : Portrait d’une négresse ou Portrait de Madeleine. On connaît désormais l’identité du modèle : Madeleine était la servante d’un couple de colons guadeloupéens revenus en France pour quelque temps ; le mari était le beau-frère par alliance de l’artiste. Qu’ont pu se dire ces deux femmes, pendant les séances de pose ? On ne peut que l’imaginer. Madeleine est assise, la silhouette droite et puissante, le sein droit mis à nu, un turban blanc sur le crâne, la main gauche sur le ventre recouvert d’un splendide tissu blanc que maintient un cordon rouge. Son regard ferme, triste, pensif, fixe le spectateur de l’œil gauche, un au-delà de l’œil droit. Elle est peinte en majesté, comme une reine. L’artiste, formée par Vigée Le Brun, a travaillé un temps dans l’atelier de David. Le roi avait interdit aux femmes les ateliers dirigés par des hommes. David protesta en vain contre cette mesure. La comtesse Benoist était féministe, anti-esclavagiste. Ayant épousé un royaliste suspecté de conspirer, elle est surveillée de près sous la Terreur. Elle élève leur premier enfant tandis qu’il se cache. Elle vend alors, pour vivre, des pastels et des scènes moralisantes. Son portrait de Madeleine rappelle, en beauté, la Révolution à ses idéaux. Femme, noire, esclave, dans un pays flottant dans ses principes : un modèle de ce que certains appellent aujourd’hui «l’intersectionnalité».
Prenons maintenant Isabelle Pinson (1769-1855). Son tableau,l’Attrapeur de mouches, est l’un des plus délicats. Il a été exposé en 1808 au Salon. L’artiste y présenta 16 toiles entre 1792 et 1816. Derrière une fenêtre, un enfant, l’air concentré, peut-être triste, vêtu d’un gilet rouge à revers gris, tente d’attraper une mouche posée sur la vitre. Son regard est fixé sur l’insecte. La main droite, légèrement ouverte au bout du bras plié, se prépare à la capture. Le visage, de profil, a quelque chose d’italien. La fenêtre est fermée, le loquet est ouvert. Une autre mouche, déjà capturée, est sous un verre retourné, près de deux livres. Un bout de rideau vert sombre, un cordon qui pend, le ciel avec quelques nuages et une vue sur l’Ecole de médecine à Paris : c’est là qu’exerçait le mari de l’artiste, André-Pierre Pinson, épousé en 1792. Il avait été chirurgien de la garde du roi Louis XVI. Renommé pour ses modèles de cire, il les exposa souvent, qu’il s’agisse d’humains, de bêtes ou de champignons.
L’Attrapeur de mouches représente-t-il une simple scène de la vie quotidienne, peinte avec grâce, précision et simplicité ? Ou bien faut-il, derrière, y voir autre chose ? Des Américains ont imaginé qu’il symbolisait le destin d’une femme emprisonnée dans un genre qui ne lui permet pas de vivre entièrement sa vocation d’artiste. Moins anachroniquement, on peut y voir une célébration discrète, intime, de la curiosité et de la science. Née Proteau, Isabelle était fille de domestiques et fut éduquée par ceux qui employaient ses parents : la famille aristocratique du chevalier de Jaucourt, l’un des encyclopédistes les plus fertiles, un vrai pisse-copie. Docteur en médecine, Jaucourt a écrit de nombreux articles sur cette discipline, mais aussi ceux, progressistes pour l’époque, sur l’esclavage et la traite des Noirs. Et il a écrit ceci sur «la mouche (science microscopique)» : «La seule mouche commune est ornée de beautés qu’on ne peut guère imaginer sans le microscope. Cet insecte est parsemé de clous depuis la tête jusqu’à la queue, et de lames argentées et noires ; son corps est tout environné de soies éclatantes ; sa tête offre deux grands yeux cerclés d’une bordure de poils argentins ; elle a une trompe velue pour porter sa nourriture à la bouche, une paire de cornes, plusieurs touffes de soie noire, et cent autres particularités. Le microscope nous découvre que sa trompe est composée de deux parties qui se plient l’une sur l’autre, et qui sont engainées dans la bouche ; l’extrémité de cette trompe est affilée comme un couteau, et forme une espèce de pompe pour attirer les sucs des fruits et autres liqueurs.» Sa conclusion renvoie, d’une certaine façon, à la peinture : «Leurs décorations surpassent en luxe, en couleurs et en variétés, toute la magnificence des habits de cour des plus grands princes.» Isabelle Pinson avait probablement lu ce texte, et bien d’autres. Le garçon qu’elle peint va découvrir les magnificences qu’il décrit. Le microscope, s’il existe, est hors-champ. Dans l’histoire de l’art, la plupart de ces peintres femmes le sont également.
Outre Vigée Le Brun, Benoist et Pinson, voici leurs noms. On les lit comme on regarde passer un long train qui conduit dans la nuit : Adélaïde Labille-Guiard, Rosalie Filleul, Marguerite Gérard, Marie-Elisabeth Lemoine, Marie-Geneviève Bouliard, Jeanne-Louise «Nanine» Vallain, Marie-Nicole Vestier, Adèle Romany ou de Romance, Marie Renée Geneviève Brossard de Beaulieu, Jeanne-Philiberte Ledoux, Anne-Geneviève «Anna» Greuze, Marie-Gabrielle Capet, Marie-Eléonore Godefroid, Marie-Amélie Cogniet, Catherine-Caroline Cogniet-Thévenin, Adrienne Marie Louise Grandpierre-Deverzy, Julie Duvidal de Montferrier, Louise-Joséphine Sarazin de Belmont, Hortense Haudebourt-Lescot, Rose-Adélaïde Ducreux, Marie-Victoire Lemoine, Eulalie Morin, Louise-Marie-Jeanne Hersent, Henriette Lorimier, Marie-Denise «Nisa» Villers, Angélique Mongez, Rosalie Caron, Alexandrine Delaval, Césarine Davin-Mirvault, Pauline Auzou, Jeanne-Elisabeth Chaudet, Constance Mayer, Aimée Brune-Pagès, Marie-Victoire Jaquotot, Marie-Adélaïde Ducluzeau, Marie-Adélaïde Durieux, Sabine Meier.
Une fleur rouge à la boutonnière
Finissons par le portrait flamboyant de François Pouqueville, médecin et diplomate, qui avait accompagné Bonaparte dans l’expédition d’Egypte. On le retrouve en Grèce, puis prisonnier des Turcs, pendant dix-huit mois, à Constantinople. En 1801, de retour en France, il soutient une thèse de médecine sur la peste en Orient, écrit un premier livre sur ses voyages, il en écrira d’autres, avant d’être nommé consul auprès d’Ali Pacha de Janina. Chateaubriand l’a lu, cité, critiqué, il le connaît et l’apprécie. Pouqueville apparaît dans les Mémoires d’outre-tombe, pendant l’épidémie de choléra de 1832 (18 500 morts à Paris de mars à septembre) : «Un de mes amis, M. Pouqueville, venant dîner avec moi le jour de Pâques, arrivé au boulevard du Montparnasse, fut arrêté par une succession de bières presque toutes portées à bras. Il aperçut, dans cette procession, le cercueil d’une jeune fille sur lequel était déposée une couronne de roses blanches. Une odeur de chlore formait une atmosphère empestée à la suite de cette ambulance fleurie.» Celle qui le peint deux ans plus tôt est Henriette Lorimier, devenue sa compagne en 1817. Ils vivront ensemble jusqu’à la mort de Pouqueville, sans pouvoir se marier : dans sa jeunesse, il avait été ordonné prêtre. Il pose au premier plan, assis dans un fauteuil devant un paysage de lac et de montagne, la main droite dans une redingote beige, comme Napoléon. Une fleur rouge à la boutonnière, une écharpe dorée dans l’autre main, posée sur une jambe croisée. Son visage marqué fixe le public, d’un regard intense qui semble dire : j’ai vécu. Mais quelle fut la vie de celle qui l’a peint ?
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