Par Nina Jackowski Publié le 17 mai 2021
PORTRAIT Ce dirigeant d’une PME dans les Yvelines a recruté deux détenus avec succès. Le projet de loi d’Eric Dupond-Moretti, examiné à l’Assemblée à partir du 17 mai, entend développer cette pratique encore peu répandue.
« Vous ne devinerez jamais ce que j’ai fait aujourd’hui. J’ai embauché Jésus ! » Clémence Guillet s’amuse encore du ton enjoué de son père, ce soir de septembre 2019. Entrepreneur de 54 ans et catholique pratiquant, Pierre Guillet revient alors de sa petite entreprise de matériel de détection de gaz, à Achères, dans les Yvelines. Le matin, il a fait un crochet par la prison voisine de Poissy, où vivent près de 200 détenus, condamnés à plus de quinze ans de réclusion. Il a décidé de recruter l’un d’eux pour rejoindre Hesion, sa société de 35 employés. Le dirigeant a choisi un homme de 59 ans, cheveux longs, barbe épaisse et tee-shirt floqué du slogan « Je suis innocent ». Un détenu que tout le monde surnomme « Jésus ».
« Les salariés sont cash, certains m’ont lancé : “Je ne vois pas pourquoi on s’occupe de ces gens-là, s’ils sont en prison, c’est qu’ils l’ont mérité” »
Front dégarni et large sourire, Pierre Guillet a découvert l’univers carcéral grâce à un ami entrepreneur. En juin 2019, Didier Jodocius l’embarque pour une première visite de la centrale de Poissy, où il emploie deux détenus dans son atelier de fabrication de caoutchouc. « J’en avais parlé à Pierre, car il a des valeurs humanistes très fortes, explique-t-il. Comme patron, on a tous deux un immense pouvoir pour agir. » Il ressort de cette visite convaincu, décidé à l’imiter.
Mais le projet sera plus compliqué que prévu. Quelques jours plus tard, Pierre Guillet expose son idée à ses employés. Leurs premières réactions sont négatives. « Les salariés sont cash, raconte le patron, certains m’ont lancé : “Je ne vois pas pourquoi on s’occupe de ces gens-là, s’ils sont en prison, c’est qu’ils l’ont mérité.” » Pierre Guillet s’engage malgré tout.
Fou de bricolage et condamnés à perpétuité
Embaucher des détenus n’est pas une pratique très populaire dans le monde de l’entreprise. Seuls 28,5 % des prisonniers possèdent un emploi. Un volet du projet de loi « pour la confiance dans l’institution judiciaire » du garde des sceaux, Eric Dupond-Moretti, examiné à l’Assemblée nationale à partir du 17 mai, compte développer et encadrer le travail en détention. Il prévoit, entre autres, d’ouvrir des droits à l’assurance-chômage et à la retraite pour ces personnes détenues.
Du côté des employeurs, la démarche effraie. Dès la première visite de Pierre Guillet à l’établissement pénitentiaire de Poissy, la directrice adjointe, Isabelle Lorentz, a tenu à le rassurer. Elle sait que le travail en prison, « c’est peu connu et ça fait peur, on imagine vite les gros bras tatoués, tout en orange, qui poussent de la fonte en braillant, mais c’est loin de la réalité ».
« Au bout de deux semaines, il me demandait une augmentation, alors qu’il ne venait même pas bosser tous les jours ! »
Placardée sur les murs de la prison, l’offre d’emploi de Pierre Guillet a attiré sept candidats. Cinq sont finalement venus à l’entretien. « Ils avaient rédigé une petite lettre de motivation à la main », explique l’entrepreneur. Souder, assembler, le travail consiste à monter des boîtiers de détection de fuite de gaz dans les parkings. Le dirigeant décide de porter son choix sur celui dont les yeux « ont brillé pour le job ». « Jésus », donc. Ancien maquettiste, fou de bricolage, il fait partie de la trentaine de détenus de Poissy condamnés à perpétuité.
780 euros brut par mois
Avec « Jésus », rien ne se passe comme prévu. « Au bout de deux semaines, il me demandait une augmentation, alors qu’il ne venait même pas bosser tous les jours ! », relève Pierre Guillet. Après vingt ans derrière les barreaux et un parcours ponctué de bagarres avec ses codétenus, difficile pour le nouvel embauché de tenir un rythme. Alors le dirigeant patiente, le rassure. Et lui fait confiance. « Je lui répétais : “Ton objectif, c’est de progresser.” J’ai compris qu’il craignait surtout de ne pas être à la hauteur. »
D’irritable, le détenu devient assidu et enthousiaste. « Avec le temps, il s’est senti employé de Hesion, pas juste “Jésus”-le-détenu », souligne Isabelle Lorentz. « Il s’est transformé », assure le chef d’entreprise. Ce jeudi 6 mai, l’homme au visage anguleux et abîmé, creusé de larges cernes, est attablé derrière sa planche de montage, dans l’atelier de Hesion, au fond de la prison. « Jésus » s’agite quand on lui demande ce qu’il pense de son patron. « C’est un mec comme ça », tonne-t-il, pouce en l’air. Il s’est habitué à son emploi et travaille entre dix et vingt-sept heures par semaine.
Depuis qu’il a été augmenté après avoir suivi une formation, il est payé 50 % du smic, soit 780 euros brut par mois. Sa vie a changé. Il y a presque un an, il s’est marié, avec, comme témoin, Isabelle Lorentz. Ravi de l’expérience, Pierre Guillet a décidé en janvier de recruter un deuxième détenu : Dany, 58 ans, teint mat, yeux rieurs, la blague facile : « J’ai été l’apôtre de “Jésus” ». Son coreligionnaire l’a beaucoup aidé au début de sa formation.
Le label PePs, produit en prisons
Pas de travail à la pièce ni d’activité à la chaîne… Pierre Guillet tient à ce que les détenus qu’il emploie fabriquent le produit « de A à Z ». Une condition requise par le ministère de la justice pour remettre le label PePs (produit en prison.s), créé en 2020. Il récompense des entreprises qui proposent un travail formateur et rémunéré à 45 % du smic. Seules huit sociétés, dont Hesion, l’ont obtenu en France.
Pour Pierre Guillet, l’aide aux plus démunis est un héritage familial. Fils d’une mère infirmière, ancienne maire de la commune de Mesquer (Loire-Atlantique), et d’un père propriétaire d’un petit chantier naval, il a grandi à Guérande. Pendant six mois, sa famille a accueilli un sans-abri, fils d’un ancien employé. Il s’occupait de leur potager. « On trouvait ça normal », constate aujourd’hui l’aîné d’une fratrie de trois enfants.
Sur la presqu’île guérandaise, l’adepte de la course à pied grandit entre pêche et scoutisme. Il étudie la finance puis travaille pour un petit fonds d’investissement régional des Pays de la Loire. Il progresse dans différentes sociétés puis, après dix-sept ans de carrière, quitte la finance pour travailler bénévolement dans le scoutisme, avant de créer, en 2015, une entreprise à taille humaine, Hesion. Depuis 2019, Pierre Guillet préside aussi la branche Île-de-France Ouest du mouvement Entrepreneurs et dirigeants chrétiens (EDC).
A Achères, sa société a des airs de start-up. Footing collectif le mercredi, soirée jeux le jeudi, employés en tee-shirt Marvel… Monteur-câbleur de 35 ans, Ciprian Malaes y accompagne les détenus. « Je vais en prison toutes les semaines, j’ai appris à écouter, négocier, former », explique l’ouvrier. « Chaque salarié a des qualités, insiste son patron. Il faut juste les mettre au bon endroit pour qu’ils trouvent leur place. »
« Jésus », lui, devrait bientôt trouver la sienne dans l’entreprise. Début mai, Pierre Guillet a promis de l’embaucher si sa demande d’aménagement de peine est acceptée. Et si le personnel donne son feu vert. Le détenu pourra travailler dans l’entreprise en journée et retourner en prison le soir. « Jésus » a confiance : « Pierre m’a dit : “Je ne vous lâche pas.” »
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