Par Philippe Dagen Publié le 19 mai 2021
Une vaste exposition réévalue l’apport des artistes féminines à ce langage plastique.
L’image est publiée dans Life, le 15 janvier 1951. Prise par la photographe Nina Leen, elle réunit le groupe alors dit des « Irascibles » : ceux que l’on appelle aujourd’hui les expressionnistes abstraits new-yorkais. Ils sont quatorze en costume cravate, de Mark Rothko en bas à droite à Willem de Kooning en haut à gauche, avec Jackson Pollock au centre. Ils ont l’air de mauvaise humeur. Parce que leur but est de protester contre le peu d’intérêt que leur manifeste alors le Metropolitan Museum ? Sans doute. Et pour une autre raison. Au fond, mais bien visible car montée sur une chaise, il y a une femme, Hedda Sterne, dont la peinture n’est pas moins expérimentale que la leur. Une sur quinze donc. Mais cela posait un problème à ces messieurs. « Ils étaient tous exaspérés que je sois sur la photo, car tous étaient assez machos et craignaient que la présence d’une femme empêche que cette photo soit prise au sérieux », a raconté Sterne plus tard. L’un des plus agacés est Barnett Newman. N’ont été conviées ni Lee Krasner, ni Elaine de Kooning, ni Helen Frankenthaler, bien qu’elles ne soient plus des inconnues à cette date.
Christine Macel, commissaire de l’exposition, a pris le parti non d’une exhaustivité évidemment inaccessible, mais d’une curiosité en toutes directions
Il y a bien des épisodes comparables dans la chronique des avant-gardes. Ils confirment cette évidence : être une artiste de sexe féminin, c’est, tout au long du XXe siècle, affronter la condescendance – sinon pire – des artistes de sexe masculin. En abordant une centaine de créatrices, l’exposition « Elles font l’abstraction » écrit cette histoire du point de vue de l’art abstrait, du dernier tiers du XIXe siècle à aujourd’hui. La même histoire pourrait l’être du point de vue des arts plus figuratifs : ni Gabriele Münter, ni Maria Blanchard, ni Dora Maar, ni Dorothea Tanning – parmi bien d’autres – n’ont été mieux traitées. Dans les deux cas, même conclusion : l’inégalité de traitement par les confrères, la critique, le marché, les musées et l’histoire de l’art est flagrante. Elle se vérifie dès l’entrée devant le mur où sont juxtaposées les photos de toutes les participantes. Qui reconnaît-on ? Sonia Delaunay-Terk, Sophie Taeuber-Arp, Louise Bourgeois, Hedda Sterne – on a dit pourquoi –, Joan Mitchell et peut-être Louise Nevelson, Lygia Clark et Eva Hesse. C’est peu.
Après cette épreuve initiale probante, le parcours s’engage dans un labyrinthe de 42 espaces. C’est beaucoup et la compartimentation en tant de cellules prive parfois les œuvres de l’espace nécessaire à leur déploiement visuel. Mais Christine Macel, commissaire de l’exposition, a pris le parti non d’une exhaustivité évidemment inaccessible, mais d’une curiosité en toutes directions. Ce choix favorise les surprises et les questions à rebours des lieux communs. Comme il est impossible de les évoquer toutes, on s’en tiendra à deux.
« Amis invisibles »
La première se présente aussitôt passé le mur des visages. Ce sont des œuvres non – ou très peu – figuratives portées par des convictions et des pratiques occultistes : en particulier, les entrelacs en volutes de lignes et de pointillés de la spirite britannique Georgiana Houghton et les géométries cosmogoniques de la Suédoise Hilma af Klint. Les Houghton des années 1860, exposés à Londres en 1871, affirment la possibilité de transcrire visuellement des états psychiques profonds par des rythmes graphiques et des couleurs, l’artiste se disant conduite par des esprits qu’elle nomme ses « amis invisibles ». Elle échappe donc au contrôle de la conscience et de la raison, ce que le surréalisme, un demi-siècle plus tard, appelle automatisme et que l’expressionnisme abstrait reprend ensuite à son compte. Agrandi, The Spirit of Peace (1865), de Houghton, ne serait pas sans parenté avec les drippings de Pollock.
Ce ne serait là qu’un simple rapprochement visuel si, un peu plus loin, n’apparaissait Janet Sobel, autodidacte vivant à Brooklyn. Au début des années 1940, elle commence à faire couler des peintures émaillées sur la toile et souffle dessus pour obtenir filaments et taches. Or Sobel expose dans une galerie new-yorkaise en 1944, avec un texte du philosophe John Dewey, et son œuvre est connue d’André Breton, de Max Ernst ou de Peggy Guggenheim. Et de Pollock, qui la voit en 1944 ou 1945 et reconnaît en être impressionné. Il l’est aussi par la gestualité d’André Masson, alors en exil aux Etats-Unis.
Il ne s’agit donc pas d’affirmer que, sans Sobel, Pollock n’aurait pas été le héros de l’action painting ; mais de se demander pourquoi, dans cette histoire, Houghton ou Sobel ne sont pas même mentionnées. Serait-ce parce que le critique Clement Greenberg traita élégamment Sobel de « ménagère » ?
Cocréation
Le même aurait pu, dans la même veine, traiter Sonia Delaunay-Terk de couturière, puisque, dès 1911, elle alterne peintures, créations textiles et ce que l’on nomme, de façon souvent péjorative, arts décoratifs. Toutes ses pratiques sont dominées par un principe : composer par zones colorées découpées selon une géométrie courbe ou anguleuse, comme le fait Robert Delaunay, son mari. Mais « comme » ne signifie pas « à l’imitation de ». Il y a, entre eux, cocréation, comme entre Sophie Taeuber-Arp – qui s’est aussi saisie des textiles – et Hans Arp et comme entre Anni Albers et Josef Albers. Ensemble, ils expérimentent les ressources plastiques de la répétition et de la sérialité, sans respecter la hiérarchie habituelle entre arts dits libres et arts dits appliqués.
A ces cas, les plus connus, l’exposition en ajoute d’autres non moins intéressants : Gertrud Arndt, Benita Koch-Otte et Gunta Stölzl, toutes passées par le Bauhaus où les « maîtres » étaient tous masculins, à l’exception de Stözl, qui y est autorisée par Walter Gropius, le directeur de l’école, à fonder en 1920 une classe, du moment qu’elle était réservée aux femmes…
Il y aurait bien d’autres points à soulever : la part de Germaine Dulac, Germaine Krull et Laure Albin Guillot dans l’invention d’une photographie abstraite par exemple ; ou, autre exemple, le biomorphisme sexuel chez Louise Bourgeois, Eva Hesse, Rosemarie Castoro et Lynda Benglis. L’histoire qu’« Elles font l’abstraction » rend visible est si vaste et si complexe qu’il n’aurait pas été excessif de la diviser en deux ou trois expositions successives.
« Elles font l’abstraction », Centre Pompidou, Paris 4e. Jusqu’au 23 août, du mercredi au lundi de 11 heures à 21 heures. De 11 € à 14 €. Réservation obligatoire.
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