Par Yann Bouchez Publié le 18 mai 2021
Treize prévenus, dix hommes et trois femmes, doivent être jugés le 3 juin devant la 10e chambre correctionnelle du tribunal de Paris. Athées, musulmans ou catholiques, ils ont évoqué devant les enquêteurs des réactions « à chaud » et un effet d’entraînement.
Sur le coup, Meven B. n’a pas compris pourquoi les gendarmes sont venus l’interpeller chez lui, le 9 février à l’aube. A 24 ans, il est intérimaire dans la restauration, près de Nantes. Pour le plaisir, il rappe, sous le pseudo de Myrin, avec une audience modeste : dix abonnés sur sa chaîne Youtube. Aux enquêteurs, le jeune homme a expliqué ne pas être un habitué des ennuis judiciaires. Certes, il a eu « une fois, une histoire d’alcoolémie » et une vieille « histoire de tags », quand il était mineur. En 2018, il y a bien eu cette « embrouille » avec sa sœur ; il l’avait insultée par SMS, elle avait déposé plainte. Dans les souvenirs de Meven B., ça s’était terminé par « un rappel à la loi ». Mais « depuis avec ma sœur, cela va bien », précise-t-il. A part ça, donc, rien à signaler.
En garde à vue, ce 9 février, les adjudants de la section de recherche de Nantes égrènent les questions et en viennent aux faits. « Qu’évoque pour vous le prénom Mila ? » Ils lui lisent le message qu’il avait publié, depuis son compte twitter, le 15 novembre 2020 : « Bon. enculer là fort qu’on en parle plus. mettez un coup de machette de ma part a cette grosse pute de #MILA ».Meven B. ne nie pas en être l’auteur. Mais il ne comprend toujours pas ce qu’on lui veut. Ce message, il l’avait oublié depuis longtemps. « C’était du passé. Le lendemain de ce commentaire, pour moi, c’était déjà terminé, d’où ma stupéfaction ce matin lorsque vous êtes venus chez mes parents. »
Le 3 juin, devant la 10e chambre correctionnelle du tribunal de Paris, Meven B. devrait être l’un des treize prévenus, jugés dans un même dossier de harcèlement en ligne et de menaces de mort. Dix hommes et trois femmes, habitant Nantes, Metz, Lisieux (Calvados) ou Marseille.
Des athées, des musulmans, ou des catholiques, le casier judiciaire souvent vierge. La plupart ont une vingtaine d’années. Tous sont poursuivis pour leurs propos insultants et menaçants, sur les réseaux sociaux, à l’encontre de Mila – des internautes mineurs au moment des faits seront jugés plus tard.
Violence des réseaux sociaux
Cette adolescente, ciblée sur les réseaux sociaux après deux vidéos polémiques sur l’islam, en janvier puis à l’automne 2020, avait dénoncé des attaques numériques incessantes. La lycéenne usait de termes parfois grossiers, comme sur la plate-forme TikTok, où elle déclarait dans une vidéo, à la mi-novembre : « Surveillez votre pote Allah, s’il vous plaît. Parce que mes doigts dans son trou du cul, j’les ai toujours pas sortis. » Un nouveau « bad buzz », avec ses milliers de messages d’insultes. Le 15 novembre, le parquet de Vienne (Isère) ouvrait une enquête, confiée par la suite au Pôle national de lutte contre la haine en ligne. Les auditions des suspects dont la justice a retrouvé la trace éclairent la banalité des invectives et la violence des réseaux sociaux.
Face aux enquêteurs, Meven B. ne semble pas rongé par les remords. Au sujet de Mila – « elle est foncièrement débile, et ses propos le prouvent » –, il assure ne plus se souvenir de ce que l’adolescente a dit « dans les détails ». Mais il se rappelle son agacement de l’époque. « J’étais exaspéré par ce que je voyais. Pour moi c’était logique de me révolter. Toute forme de discrimination me révolte. »
Dans le téléphone portable du jeune homme, les gendarmes ont trouvé un autre message publié par lui sur Twitter, le 15 novembre 2020 : « J’entends d’ici la vague de “cheh” [bien fait, en arabe] quand on va apprendre que Mila c faites flinguer. » « Il s’agissait de ma liberté d’expression, justifie-t-il, car je considère qu’avec ses propos elle a blessé des millions de musulmans. » Meven B. est athée. De la Bible, du Coran, de la Torah, il dit juste : « Ce sont des livres, mais je n’en pense rien de spécial. » Son dernier bouquin lu ? « Candide, de Voltaire ». « Par qui avez-vous été influencé ? », tentent les gendarmes, pour comprendre la genèse de ses messages. « Par personne, par mon sens de la justice », assure-t-il.
Parmi les « justiciers », interrogés en février et mars, aucun n’évoque une concertation avec d’autres internautes. Plutôt des réactions « à chaud », un effet d’entraînement.
Interpellé chez lui à Lisieux, le 9 février, Jordan L., 29 ans, cuisinier au chômage, s’exprimait sur Twitter avec le compte @Vulpes20667603. « Vulpes, ça veut dire renard en latin, précise-t-il aux enquêteurs lors de sa garde à vue. Et on dit de moi que je suis malin et discret, d’où le choix du renard. » Lui se présente comme « catholique par intérêt, car si je suis athée et qu’il y a un Paradis, je n’irai pas ». Le 15 novembre 2020, parmi les monceaux d’insultes publiés, lui aussi y est allé de son message : « Wsh j’suis sur que si j’met un coup de bite à #Mila elle arrêtera de faire chier le monde cette mal baisé. » Juste, dit-il, une « petite phrase cassante en réponse au débat créée » : « Mon tweet, c’est rien franchement. Pour moi, la justice a des choses plus importantes à gérer. »
Derrière un écran, « tu as plus confiance »
Face à cette « meuf » qu’il juge « raciste », impossible pour Jordan L. de ne pas réagir ce jour-là. Sans se poser de question. « Mila ne sait même pas que j’existe et je suis presque certain qu’elle n’a pas lu mon message. Ce qui me touche, c’est qu’au pays de la liberté d’expression, je n’ai même pas le droit d’avoir un avis. » Seule concession : « Sur la forme, j’aurais sûrement dû employer un autre vocabulaire. »
Meven B. comme Jordan L. en sont persuadés : ils n’ont pas harcelé Mila, puisqu’ils n’ont envoyé qu’un message. Depuis 2018, une loi a pourtant élargi la définition du harcèlement, qui peut être établi dès lors que plusieurs personnes s’en prennent à une seule et même victime en sachant que leurs propos constituent une répétition, et même si chacun n’a agi qu’une seule fois.
D’autres ont montré plus de regrets. Comme N’Aissita C., étudiante en licence de psychologie qui avait menacé, le 17 novembre dans un mail, de lacérer le visage de Mila et de laisser « pourrir [son] corps dans un bois », tous affirment qu’à aucun moment ils n’ont pensé joindre le geste à la parole. En tant que musulmane pratiquante, N’Aissita C. s’est sentie insultée : « J’avais besoin de faire sortir ma colère. (…) Je ne l’aurais jamais touchée. » Enzo C., catholique pratiquant, estime qu’on peut critiquer les religions, « tant que c’est dans le respect ». Le 15 novembre, il a écrit, entre autres, à l’intention de Mila : « Tu mérite de te faire égorger sale grosse pute » et « enlève ta croix au passage, tu n’es pas digne sale pute ». Il dit avoir supprimé ses tweets. Et regretter.
Certains se sont-ils crus protégés par l’anonymat supposément offert par la Toile ? « On a plus de culot sur les réseaux sociaux que dans la vraie vie », estime Lauren G. Etudiante en licence d’anglais, athée, elle avait tweeté, à propos de Mila, le 16 novembre : « Que quelqu’un lui broie le crâne, par pitié. » Adam M., 19 ans, musulman, dit regretter son message, dans lequel il écrivait : « Ça va venir chez toi, ça va te ligoter et te torturer petite pute de raciste de mort. Ne sors plus de chez toi tu peux pas savoir de ou ça vient con de tout tes morts. » Il s’en veut de ce « coup de sang ».
Derrière un écran, explique-t-il aux enquêteurs, « ce n’est pas plus facile, mais tu as plus confiance. Tu te dis que tu ne vas rien avoir, mais vous voyez, c’est faux, je suis là. Toute bêtise se paye. » Les prévenus risquent deux ans de prison et 30 000 euros d’amende pour harcèlement, et trois ans et 75 000 euros pour les menaces de mort.
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