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lundi 17 mai 2021

« Plus qu’un lecteur du texte, presque un coauteur » : les traducteurs, ces plumes de l’ombre

Par     Publié le 17 mai 2021

La scène date du 20 janvier, à Washington. Un moment historique : ici s’achève le mandat de Donald Trump et débute celui de Joe Biden. A la tribune ou devant la statue de Lincoln vont défiler les artistes invités du président élu : Bruce Springsteen, Lady Gaga, Jennifer Lopez, mais aussi une femme de 22 ans, vêtue de jaune, que le monde entier découvre, la poétesse afro-américaine Amanda Gorman, venue déclamer avec ferveur son poème The Hill We Climb, « la colline que nous gravissons ». Aussitôt, dans de nombreuses maisons d’édition, européennes notamment, c’est la ruée sur ses textes. Partout, des contrats sont signés, des traducteurs désignés. Naissance d’une icône.

Fin février, les choses se compliquent. Aux Pays-Bas, le choix de confier la traduction du texte à l’autrice et traductrice Marieke Lucas Rijneveld, plus jeune lauréate du célèbre International Booker Prize, est vivement contesté par une journaliste et activiste néerlandaise noire, Janice Deul. « Une occasion manquée. Pourquoi ne pas opter pour une femme, jeune et fière d’être Noire comme Amanda Gorman ? », demande-t-elle. Sur les réseaux sociaux, c’est l’escalade. Malgré le soutien de son éditeur, Marieke Lucas Rijneveld se retire du projet.

« La seule chose qui compte est : cette personne, qui qu’elle soit, d’où qu’elle vienne, est-elle la mieux adaptée pour rendre possible le miracle de la traduction ? » – Françoise Nyssen, présidente du directoire d’Actes Sud

Trois semaines plus tard, nouvelle affaire, en Espagne cette fois« Je viens de subir un acte d’inquisition ! », s’indigne sur Twitter le traducteur et poète catalan Victor Obiols. Président d’un festival de poésie, considéré comme un des meilleurs traducteurs d’Oscar Wilde et de Shakespeare, il a été chargé de traduire les écrits d’Amanda Gorman en catalan. Son travail terminé, le voici pourtant répudié par son propre éditeur. « On m’a dit que je ne convenais pas, déclare-t-il à l’Agence France-Presse. Ils n’ont pas mis en doute mes capacités mais ils cherchaient un profil différent, celui d’une femme, jeune, activiste, et de préférence noire. »

Partout, des voix s’élèvent. Dans Le Monde du 11 mars, le traducteur et critique André Markowicz s’indigne : « Personne n’a le droit de me dire ce que j’ai le droit de traduire ou pas ! »Chez Actes Sud, la présidente du directoire et ancienne ministre de la culture Françoise Nyssen, sollicitée par Le Monde, se dit « consternée, sidérée » et s’interroge : « Comment peut-on en arriver là ? La seule chose qui compte est : cette personne, qui qu’elle soit, d’où qu’elle vienne, est-elle la mieux adaptée pour rendre possible le miracle de la traduction ? »

L’habile esquive de Fayard

Fayard publiera en deux temps, mercredi 19 mai puis à la rentrée, la version française des textes d’Amanda Gorman. Bien d’autres maisons ont été approchées. Certaines ne se sont pas montrées intéressées par un texte que le directeur éditorial d’Actes Sud, Bertrand Py, qualifie de « gentillet ». D’autres ont renoncé devant le prix de rachat des droits, estimé par la concurrence au-dessus de 100 000 euros, ce que conteste Fayard qui parle plutôt d’une somme à cinq chiffres. Une certitude : la traduction en a été confiée à l’artiste belgo-congolaise Marie-Pierra Kakoma, alias Lous and The Yakuza. Agée de 24 ans, elle est autrice, compositrice et interprète, rappeuse, mannequin, mais n’a jamais traduit de textes.

Une décision d’abord politique, destinée à éviter la polémique ? Pas du tout, rétorque Sophie de Closets, directrice de Fayard, en assurant que ce choix a été effectué avant les polémiques aux Pays-Bas et en Catalogne. « Je ne me suis jamais dit : “Il nous faut une jeune femme noire pour traduire une jeune femme noire” », précise-t-elle.

A ses yeux, la question n’est pas de confier tel texte à telle personne en fonction de critères de couleur de peau ou d’âge, mais plutôt d’être certain que la personne en question possède les références, la sensibilité, se pose les bonnes questions. « Je suis le parcours de Lous depuis des années,poursuit Sophie de Closets. Quand le projet de publier les textes d’Amanda Gorman s’est précisé, j’ai immédiatement pensé à elle. Je sais qu’elle saura être dans la musicalité, dans l’oralité, dans la sensibilité du texte original. »

Bien joué, reconnaissent d’autres maisons, tout en louant la capacité de Fayard à échapper à la polémique, et à recruter une artiste capable d’assurer la promotion de l’ouvrage si l’autrice ne vient pas sur place.

Quant au fait de confier ce texte à une débutante, Valérie Zenatti, romancière et traductrice (aux Editions de l’Olivier), n’y voit aucun souci. « Un jour, la débutante de 32 ans que j’étais a bien dit : “Je veux traduire Aharon Appelfeld”. »L’éditeur, Olivier Cohen, répond : « Faisons un essai. » Débute ainsi une histoire de « camaraderie littéraire », dit-elle joliment, entre le célèbre auteur israélien, ne parlant pas le français, et sa traductrice.

« Laisser la voix de l’auteur »

Traduire, Valérie Zenatti pourrait en parler des heures. Réfléchir à « la nécessité de laisser la voix de l’auteur ». Evoquer l’invisibilité de la traduction, « lieu d’altérité d’abord et avant tout ».

Invisibles, les traducteurs le sont presque toujours. Certes, leur identité apparaît de plus en plus souvent en couverture du livre ou en quatrième de couverture. Mais qui sont-ils ? L’Association des traducteurs littéraires de France (ATLF), qui compte plus d’un millier de membres, en dresse un portrait-robot : moyenne d’âge 53 ans, 79,5 % de femmes, 64 % exerçant une autre activité (un tiers d’enseignants) pour gagner leur vie. Payés en moyenne 21,20 euros le feuillet de 1 500 signes, presque aucun d’entre eux n’en vit ; près de la moitié gagne moins que le smic, voire nettement moins. Quant aux droits d’auteurs sur les ventes, ils se limitent le plus souvent à 1 %, quand certains écrivains gagnent parfois des millions.

L’ATLF décrit un milieu également frappé par la crise sanitaire et la baisse des achats de droits. Selon la revue Livres Hebdo, les parutions d’ouvrages traduits ont chuté en 2020 pour la troisième année de suite. Avec 10 643 titres traduits cette année-là, les ouvrages adaptés d’une langue étrangère ne comptent plus que pour 17,6 % de la production globale française. L’anglais demeure de loin la première langue traduite, devant le japonais (grâce aux mangas) et l’italien. « Je suis une traductrice notoire et ma situation est emblématique de notre condition », insiste Rosie Pinhas-Delpuech, directrice de la collection « Lettres hébraïques » chez Actes Sud. « Sans un sou de retraite, je travaille à plein temps comme écrivaine et traductrice et je le ferai jusqu’au bout. »

Ces plumes de l’ombre s’en sortent souvent en écrivant elles-mêmes. Ou en devenant la traductrice ou le traducteur d’une personnalité reconnue dans le monde entier, si possible prolixe, comme Valérie Zenatti avec Aharon Appelfeld.

Née à Nice mais installée à Paris, cette professionnelle expérimentée compare sa pratique du français et de l’hébreu au fait de vivre dans deux pays à la fois, et évoque, pour tout traducteur, la nécessité de trouver un équilibre entre deux langues, comme s’il s’agissait de bâtir un pont pour relier les deux rives d’un fleuve.

Des rapports délicats

L’écrivain Pierre Furlan a lui aussi trouvé son auteur attitré : la star américaine Russell Banks. « Au fil du temps, Russell Banks, que je traduis depuis trente ans, tout comme une trentaine d’autres auteurs, est devenu un ami, confie-t-il. Traduire n’est pas toujours plaisant, mais c’est souvent passionnant. C’est aussi extrêmement absorbant. »

Sollicité par Le Monde, l’auteur de De beaux lendemains (Actes Sud, 1993) et d’Afflictions (Actes Sud, 2000), dont l’œuvre est traduite dans une vingtaine de langues, vante la « précision extrême » dans le choix des mots de Pierre Furlan. Il qualifie d’« idéale » leur relation, précisant qu’ils n’entrent jamais « en compétition sur le plan de la langue ». Qu’est-ce qu’une bonne traduction à ses yeux ? « Une réappropriation du texte, une adaptation, mais pas comme le ferait un cinéaste. Le traducteur est plus qu’un lecteur du texte : presque un coauteur. »

Le pire ? Les auteurs qui font relire le texte par un proche qui parle la langue mais n’est pas du sérail et se pique de critiquer

Tous les écrivains ne font pas preuve d’autant de bienveillance. Lisant la version française d’un de ses ouvrages, la grande écrivaine russe Nina Berberova, autrice de L’Accompagnatrice (Actes Sud, 1985), soupira un jour : « Je trouve que la photographie est encore un peu floue. »

Lui aussi francophone, Paul Auster peut bombarder son traducteur de questions et de remarques, transmises par fax… Un traducteur qu’il a, si ce n’est imposé, du moins fortement suggéré… Le pire ? Les auteurs qui font relire le texte par un proche qui parle la langue mais n’est pas du sérail et se pique de critiquer. Ou les auteurs convaincus de maîtriser cette autre langue qui n’est pas véritablement la leur.

Le plus simple demeure quand même que les éditeurs désignent eux-mêmes les traducteurs. Aux Editions de l’Olivier, ce rôle incombe à Nathalie Zberro, directrice générale adjointe, ancienne responsable des traducteurs (elle avait repris les textes du romancier américain Raymond Carver). Le nom s’impose, dit-elle, dès qu’elle achète les droits d’un manuscrit étranger. « L’idée est surtout de rendre la voix de l’auteur avec justesse. Quand Valérie traduit, je ne me dis pas qu’elle fait du Zenatti. »

Pour définir la relation entre auteurs et traducteurs, Nathalie Zberro parle de « couples », de « ventriloques », d’« intuitions »« Traduire, c’est quand même une sacrée responsabilité, insiste-t-elle. Pour les besoins du texte, certains deviennent les spécialistes de la cuisson de la poularde ou des armes à feu ! Les traducteurs sont des fous mais ce sont mes fous préférés, je les adore ! »

Rendre l’émotion éprouvée

Il arrive également que les traducteurs eux-mêmes suggèrent des livres dont il faudrait acquérir les droits à acheter pour les publier en français. A Arles, où Hubert Nyssen, fondateur d’Actes Sud, eut l’idée des Assises de la traduction organisées chaque année dans la ville, le directeur littéraire Bertrand Py et le directeur éditorial adjoint Manuel Tricoteaux reçoivent souvent des propositions de la part de traducteurs.

« On ne traduit que ce qu’on a ressenti et compris. Ce n’est pas toujours ce que l’auteur a cru faire passer » – Pierre Furlan, écrivain

Bertrand Py dit comprendre ce qu’il appelle la « mélancolie »de ces derniers, condamnés à demeurer dans l’ombre. Et ce même quand la traduction s’élève au niveau du texte original en matière de qualité littéraire.

En 2010, à la mort de sa traductrice attitrée, Jeannine (dite « Mimi ») Perrin, le romancier britannique John le Carré réalisa qu’il ne l’avait croisée que deux fois en vingt et un ans de collaboration. Il apprit alors que celle-ci avait, elle aussi, mené une double vie. Traductrice mais également pianiste de jazz et chanteuse, ayant accompagné les plus grands : Dizzy Gillespie, Chet Baker, Charlie Parker, Quincy Jones… Il écrivit une lettre d’hommage, confiant éprouver « à la fois du plaisir et de la gêne lorsque l’on découvre trop tard les talents cachés d’un être que l’on a profondément respecté mais jamais vraiment bien connu ». Sur la fin de sa vie, Mimi se faisait aider par sa fille Isabelle, qui prit le relais pour traduire le maître du récit d’espionnage.

Reste alors à savoir ce qu’est une traduction réussie. « Celle capable de rendre en français l’émotion que vous avez éprouvée en lisant l’original, répond Pierre Furlan. On ne traduit que ce qu’on a ressenti et compris. Ce n’est pas toujours ce que l’auteur a cru faire passer. »

Un jour, Aharon Appelfeld est venu en France assister à la lecture de ses textes par Daniel Mesguich et Michael Lonsdale. Il s’est penché sur l’épaule de Valérie Zenatti et lui a murmuré en hébreu, lui qui ne parlait pas français mais connaissait la musicalité des langues : « Tu as bien travaillé. »Quand elle traduit la phrase qui accoucha de ces quatre mots, la voix de la traductrice en tremble encore d’émotion.


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