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lundi 15 février 2021

Que la parole de l’enfant se libère ne suffit pas


 


par Luis ALVAREZ, pédopsychiatre, Hôpital Américain et Nathalie Tomasini, Avocate au barreau de Paris (Défense des victimes de violences intrafamiliales)

publié le 15 février 2021

Les fantasmes et la jouissance, propres à la sexualité adulte, ne font pas partie de la vie infantile. D’où la difficulté des victimes à restituer viols et agressions sexuelles. D’où la difficulté des professionnels de la justice et de la police à recueillir et à comprendre cette parole spécifique. 
par Luis ALVAREZ, pédopsychiatre, Hôpital Américain et Nathalie Tomasini, Avocate au barreau de Paris (Défense des victimes de violences intrafamiliales)
publié le 15 février 2021

La publication récente du livre de Camille Kouchner met en évidence les mécanismes familiaux qui terrent dans le silence les enfants et adolescents victimes de violences sexuelles. Pour chaque enfant victime, le fait de pouvoir dire la violence subie constitue une véritable traversée du désert, émaillée de peurs, de doutes, de souffrances, de menaces, qui peut prendre des années, toute une vie, et même ne jamais aboutir. Encore aujourd’hui, les chiffres de notre système judiciaire et de protection de l’enfance sont désastreux : moins de 10 % de viols font l’objet de plaintes, dont 74 % sont classées sans suite. La moitié des plaintes instruites sont déqualifiées en agressions sexuelles ou en atteintes sexuelles, attribuant à l’enfant son consentement. Seulement 10 % des plaintes pour viol sont jugées comme telles (Infostat justice, mars et septembre 2018). Le constat est donc accablant ; après la traversée du silence, la libération de la parole de l’enfant ne suffit pas…

Outre le tabou et l’insupportable, le déni de notre société face aux violences sexuelles exercées sur l’enfant semble avoir au moins deux sources. D’une part, la décrédibilisation de la parole de l’enfant, confortée par le tristement célèbre procès d’Outreau, et, d’autre part, la faiblesse de la formation des professionnels concernés par la maltraitance des enfants alors même que cette formation était une des priorités des différents plans triennaux gouvernementaux en matière de lutte contre les violences intrafamiliales. Il en résulte que, pour les acteurs de la protection de l’enfance, la parole d’une victime ne serait fiable qu’à l’adolescence.

De cette manière, et en dépit de l’ampleur du phénomène (une fille sur cinq et un garçon sur treize sont victimes de violences sexuelles), ces professionnels s’attendent à ce que l’enfant victime leur livre un récit construit et circonstancié, envisageable éventuellement à partir de l’adolescence. Or l’enfant ne dispose pas de concepts lui permettant de penser la sexualité adulte. D’une part, l’enfant connaît et aspire à la tendresse, à la douceur, à la sécurité, à l’amitié et à l’amour filial et, d’autre part, il a fait l’expérience de la tristesse, de la peur, de la colère, de l’injustice et de l’envie. Ainsi, la sexualité des enfants est mise au service de l’exploration et cherche un plaisir qui n’est pas jouissance. Rien ne permet donc à l’enfant de comprendre les fantasmes et la jouissance, propres à la sexualité adulte. Cette asymétrie est bien connue des prédateurs sexuels qui, ayant identifié une proie potentielle, empruntent la langue de l’enfance pour l’approcher, gagner sa confiance et l’attirer vers le piège.

Les termes de leur langage d’enfant

Nous arrivons ici à un point crucial, car l’enfant victime a subi une violence sexuelle qui lui est impensable, situation qui a deux conséquences majeures. Premièrement, les faits, la réalité historique, ce que pédopsychiatres et psychologues qualifient par le terme de «trauma», échappent à la capacité de penser de l’enfant, entravant considérablement la possibilité d’en faire un récit. Lorsque les petites victimes nous font confiance, elles accomplissent un effort de traduction de l’expérience vécue avec les termes de leur langage d’enfant. Ainsi, une petite fille disait : «Il [l’agresseur] avait faim… il a pris ma nénette pour un bonbon…»;alors qu’un petit garçon formulait : «Il [l’agresseur] m’a fait comme une piqûre… ça m’a fait très mal… il m’a pris un bout de la fesse…»Ces tentatives de récit nous montrent à quel point la pénétration, la jouissance, sont inconcevables pour les petits. Lorsque la sexualité adulte devient progressivement pensable, à l’adolescence, lors de sa découverte, à l’heure de devenir parents à leur tour, les anciennes victimes accèdent, souvent, à des fragments du trauma tapis jusqu’alors dans l’impensable. Nous devons donc accepter que les «faits», le «trauma», échapperont en grande partie aux victimes et aux adultes missionnés pour le protéger et de faire justice.

Deuxièmement, si le trauma échappe à sa pensée, l’enfant vit désormais les effets «traumatiques» des violences subies. En effet, ineffaçable, le trauma envahit le quotidien de l’enfant et de sa famille : crises de colère et d’excitation, cauchemars, attitudes et jeux sexualisés adultomorphes, conduites et équivalents masturbatoires, perte du contrôle des urines et des selles, éviction des figures masculines (si l’agresseur est un homme), pudeur excessive ou exhibitionnisme, peur de l’intrusion et rituels de vérifications. Si, séparément, aucun de ces signes ne désigne de manière univoque les traces d’une violence sexuelle subie, c’est le portrait global d’un enfant qui suggère qu’il a pu être victime.

Un dernier élément permet de comprendre que près de trois quarts des plaintes soient classées sans suite. Environ 80 % des enfants sont victimes de pédocriminels de leur entourage, des personnes connues, investies, respectées et aimées, qui trahissent cette relation pour leur imposer la sexualité adulte. Il en résulte une grande suspicion de l’enfant envers les adultes, raison pour laquelle pédopsychiatres et psychologues doivent gagner patiemment sa confiance au cours de multiples consultations avant que sa parole puisse se libérer. A défaut de preuves matérielles, ce qui est souvent le cas, un des éléments cruciaux de la démarche investigatrice des brigades de protection des mineurs (BPF) et des juges d’instruction est l’audition des enfants. Malheureusement et en dépit des efforts consentis ces dernières années par la puissance publique, peu de BPF sont formées et disposent du protocole National Institute of Child Health and Human Development (NICHD), élaboré par Michael E. Lamb et Mireille Cyr en 1996 pour traduire les recommandations de la recherche scientifique en des étapes opérationnelles pour interviewer les enfants âgés entre 4 et 12 ans, que l’on soupçonne victimes d’agression sexuelle. Destiné aux policiers et aux intervenants sociaux, le protocole NICHD est une entrevue structurée qui définit à la fois les différentes activités et étapes à réaliser avec l’enfant, ainsi que les questions à poser. Des recherches conduites dans au moins quatre pays différents, dont le Québec, ont démontré que l’utilisation du protocole NICHD augmente la proportion de questions ouvertes chez l’intervieweur et la quantité d’informations de la part des enfants.

Le «syndrome d’aliénation parentale»

Enfin, il n’est pas inutile de souligner que cette parole de l’enfant (lorsqu’elle est rapportée par les mères qui dénoncent des agressions sexuelles et /ou viol du père, et ce dans un contexte de violences conjugales ou non) est le plus souvent niée et non entendue par les services de police - justice au motif d’une aliénation parentale de la mère sur l’enfant, se fondant sur l’existence d’une relation fusionnelle toxique : la mère voulant couper tout lien avec le père. La libération de la parole de l’enfant n’est donc malheureusement nullement suffisante car le supposé «syndrome d’aliénation parentale», dit le SAP, paralyse aujourd’hui encore cette parole en diabolisant de surcroît celles des mères qui sont pourtant souvent le premier porte-voix des enfants.

Le SAP est une théorie initialement développée par Richard Gardner (psychologue du développement américain) selon laquelle «le syndrome d’aliénation parentale serait un trouble de l’enfance qui surviendrait presque exclusivement dans un contexte de dispute concernant le droit de garde de l’enfant lequel l’exprimerait par une campagne de dénigrement à l’encontre d’un parent, le plus souvent le père, sans aucune justification». Ce psychologue ajoutait, en 1999, que les accusations éventuelles de violences ou de maltraitance proférées par les enfants devaient être considérées sans fondement car naissant de l’endoctrinement du parent aliénant. Dans le cadre du 5e plan de mobilisation et de lutte contre toutes les violences faites aux femmes, le site du ministère de la Justice est venu informer sur le caractère médicalement non fondé du syndrome d’aliénation parentale. Gérard Lopez, président de l’Institut de victimologie, a classifié ce concept de SAP dans la catégorie des théories «anti-victimaires» : son usage se faisant au détriment des enfants victimes dont la parole est discréditée malgré l’authentification médicale et psychologique. Le SAP est donc une idéologie, sans fondement scientifique, foncièrement misogyne, permettant à la société de détourner son regard de la violence sexuelle exercée sur l’enfant, pour le porter sur le parent lanceur d’alerte, le plus souvent la mère. Le déni est donc conforté. L’Institut des Hautes études de la sécurité intérieure (IHESI) rappelle que «le taux de fausses accusations de viols sur mineurs ou d’amplification des faits ne dépasse pas 3 % à 8  (chiffres 2014 de l’Institut national des hautes études de la sécurité et de la justice, INHESJ).

Loin de stigmatiser le service de protection des jeunes, policiers et magistrats, il est grand temps de les soutenir et d’exiger que la puissance publique mette à leur disposition les données de la littérature scientifique internationale et les moyens de généraliser le protocole Nichd sur l’ensemble du territoire. Il est grand temps aussi de garantir des échanges utiles entre les praticiens, chargés des prises en charges, acteurs de la protection de l’enfance et autorités, autrement que par des expertises, souvent tardives, connaissant le même sort que les auditions d’enfants. Il s’agit de sortir de cette situation kafkaïenne selon laquelle, si l’enfant parle avec son langage d’enfant, sa parole est tachée d’imaginaire et si l’enfant nomme son agresseur il serait donc instrumentalisé.

Cet effort collectif pourrait changer la manière dont les investigations s’accomplissent, en incluant le portrait global de l’enfant et de sa famille, un regard pluridisciplinaire dès le dépôt de plainte, des auditions étalées dans le temps et dans des conditions adaptées au petit âge afin de gagner la confiance de l’enfant. Cet effort «adoucirait» le passage des enfants et des familles par l’indispensable parcours policier et judiciaire afin que ce parcours ne soit pas vécu comme une nouvelle violence. Si aujourd’hui la parole de l’enfant victime se libère, il convient que la société ait le courage de l’écouter et surtout de l’entendre.

Autres signataires : Pr Louis Jehel Professeur des universités Inserm, Pr L-M Villerbu Professeur émérite université Rennes 2, Pre Céline Masson Professeure des universités, psychologue clinicienne, Dr Gérard Lopez Président d’honneur de l’Institut de victimologie, Eric Ghozlan Docteur en psychologie clinique, Pr. Wissam El-Hage CHRU de Tours, Dre Eugénie Izard, Pédopsychiatre, réseau de professionnels pour la protection de l’enfance et l’adolescence (Reppea), Dre Mélanie Voyer Centre Régional de Psychotraumatologie Nord, Pr. Alain DervauxProfesseur de Psychiatrie, CHU Amiens, Dr Jean-Marc Ben Kemoun Pédopsychiatre, médecin légiste, Pre Régine Scelles Professeure, psychologie et sciences de l’Education, université Paris Nanterre, Pr Mario Speranza Pédopsychiatre Inserm.

Luis Alvarez a récemment publié Psychiatrie du bébé, collection Que sais-je ? PUF 2020.


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