Propos recueillis par Jean-Baptiste Jacquin Publié le 19 février 2021
Pour Sophie Legrand, juge des enfants, le véritable enjeu est de faire en sorte que les victimes arrivent à révéler ces situations. Mais les magistrats et les éducateurs manquent parfois de temps pour les écouter individuellement.
Sophie Legrand a été juge des enfants à Cambrai (Nord) avant de rejoindre, en 2016, le tribunal de Tours pour y exercer les mêmes fonctions. Elle est secrétaire générale du Syndicat de la magistrature. Au travers de son expérience de juge chargée des mesures d’assistance éducative en protection de l’enfance, elle évoque les freins à la dénonciation des faits incestueux.
Que faut-il changer dans la loi pour mieux protéger les enfants victimes d’inceste ou de violences sexuelles ?
Je ne suis pas sûre qu’il y ait besoin d’un changement législatif. La difficulté, c’est surtout de repérer la situation d’inceste. Le fait de pouvoir dénoncer un inceste quarante ans après les faits ne va pas résoudre le problème de ne l’avoir pas décelé à temps.
Car une fois que la situation est révélée, je n’ai pas vraiment constaté de dysfonctionnements. Les professionnels des services de la protection de l’enfance et les juges sont très réactifs dès qu’une affaire de ce type est signalée.
Avant même que les faits soient avérés, alors que l’enquête n’a pas été effectuée, des mesures de protection sont prises, y compris de placement. Cela dépend bien sûr de la situation des parents, s’ils sont en couple, et de la façon de réagir du conjoint. Si le conjoint protecteur de l’enfant a une solution de logement, c’est le meilleur cas de figure. Cela va au pénal pour l’auteur, et c’est le juge aux affaires familiales qui décide de la suppression de son droit de visite. Cela marche très bien.
Comment cela se passe, concrètement ?
J’ai en tête trois dossiers où l’on m’a signalé un inceste du père. Dans le premier cas, la mère a été totalement indignée en découvrant les faits. Mais les parents étaient déjà séparés, les choses étaient relativement simples.
Dans un autre cas, les deux parents vivaient ensemble et la mère a été dans le déni le plus total, allant même jusqu’à accuser sa fille de plein de choses, c’était assez violent. La fille a été immédiatement placée, et même à l’issue de l’enquête et de la procédure on n’a pas réussi à lever le placement.
Et puis il y a cette mère qui a bien réagi. Pourtant, elle le savait depuis un moment et n’avait rien dénoncé. Mais dès que les mots ont été posés sur les actes, elle a eu immédiatement une réaction de grande protection pour sa fille. Par précaution, nous avons tout de même ordonné un placement en urgence pour mener les premières investigations. Mais ensuite, l’enfant est retournée avec sa mère. Notre objectif est de pouvoir confier les enfants au parent qui n’est accusé de rien et a pris conscience de la gravité des faits.
Qu’est-ce qui fait qu’un mineur se confie à vous, ou pas ?
Le véritable enjeu est de faire en sorte que les enfants arrivent à révéler ces situations. Or, c’est très compliqué. L’inceste résulte souvent d’une forte ambiguïté familiale ou de situations complexes dans lesquelles l’enfant n’a pas conscience que ce qui lui est fait n’est ni normal ni bien.
Pour l’autre parent aussi, c’est parfois très difficile à verbaliser. Que son conjoint abuse de son enfant lui apparaît tellement inimaginable qu’il s’auto-protège. Dans ce déni absolu, certains se voilent la face alors qu’ils ont sous les yeux de nombreux indices sur le fait que des choses anormales se passent sous leur toit.
Il arrive que des enfants savent qu’ils sont victimes d’actes répréhensibles, mais préfèrent ne rien dire de peur de casser la cellule familiale. Malheureusement, on les comprend, certains se retrouvent accusés d’avoir fait exploser la famille ! Parfois, un enfant se rétracte, dit avoir menti et retire ses premières déclarations. C’est la seule façon qu’il trouve pour renouer avec ses parents. On est bien sûr extrêmement attentif à ce risque, et je n’ai pas souvenir d’un enfant qu’on ait remis à ses parents parce qu’il aurait dit avoir menti.
Passez-vous à côté de situations d’inceste ?
Il y a parfois des familles que l’on suit pourtant depuis longtemps, mais on ne voit rien. Et lorsque l’enfant est placé, pour une tout autre raison, il s’autorise à en parler. C’est bien qu’il y a eu un échec quelque part !
Dans le cas de cette mère qui avait vu sans rien dire, on suivait le dossier depuis plusieurs années, notamment pour des questions d’autorité parentale. C’est uniquement lorsqu’une autre intervenante est arrivée, pour de tout autres raisons, en l’occurrence aider la mère à la cuisine et au ménage, que la fille s’est confiée. L’éducatrice, pourtant formée, qui venait régulièrement dans le foyer, n’avait jamais rien décelé, la juge non plus. C’est juste que l’enfant s’est sentie plus en confiance ce jour-là avec cette personne-là…
Que faire pour favoriser l’émergence de cette parole des enfants victimes ?
Il n’y aura jamais de risque zéro. Je constate qu’il y a dans les écoles de plus en plus d’interventions pédagogiques sur ce qui est permis ou pas avec son corps vis-à-vis d’un adulte. La prévention est essentielle. Il faut aussi continuer à sensibiliser les professionnels de la protection de l’enfance. Lorsqu’ils procèdent à l’évaluation d’une situation familiale même pour d’autres raisons, ils doivent avoir en tête le risque d’inceste.
Mais surtout, il faut de la disponibilité, donc des moyens. Lorsqu’un juge des enfants a trop de dossiers, lorsqu’un éducateur de la protection judiciaire de la jeunesse est débordé, il peut arriver qu’ils parlent avec l’ensemble d’une fratrie au lieu d’entendre chaque enfant séparément. Or, ce n’est pas évident de dénoncer son père devant son frère. Chaque intervenant devrait avoir du temps avec les enfants.
Peut-être faudrait-il aussi développer l’avocat d’enfant en assistance éducative. Ils y ont droit, mais ce n’est pas assez utilisé. L’avocat est un acteur de plus avec qui l’enfant peut avoir un entretien individuel. Et, comme le fait de se sentir bien avec une personne plutôt qu’avec une autre peut déverrouiller sa parole, mieux vaut mettre toutes les chances de notre côté.
N’y a-t-il vraiment rien à améliorer dans la prise en compte des indices ?
Cela dépend plus des bonnes pratiques que d’un changement de loi. Par exemple, on n’est peut-être pas aussi réactif quand les faits révélés se sont produits dans une institution ou une famille d’accueil que lorsqu’ils interviennent dans la cellule familiale. Je pense que l’aide sociale à l’enfance a parfois des a priori négatifs avant de creuser, craignant de se faire manipuler par un mineur qui invente des faits pour changer de foyer ou de famille d’accueil
C’est pour cela que chaque mineur doit avoir un référent de la protection de l’enfance indépendant de la structure d’accueil. Jamais un enfant ne dénoncera quelque chose à une personne qui en fait partie.
Les services de protection de l’enfance interviennent surtout dans des familles en situation de carence socio-économique ou psychique. Comment déceler les incestes dans les milieux aisés ?
C’est une vraie difficulté. Dans les milieux très favorisés, on n’a que rarement d’autres signaux pour être en alerte. Là encore, l’école peut jouer un rôle important. C’est un terrain plus neutre pour pouvoir dénoncer les choses, mais il y a encore des difficultés. Il existe parmi le personnel de l’éducation nationale la crainte que cela parte trop vite. Déclencher une machine susceptible de provoquer le placement d’un enfant est une responsabilité qui peut paraître terrifiante.
L’interdisciplinarité est une réponse. Faciliter les rencontres entre éducation nationale, justice et aide sociale à l’enfance permet de connaître les contraintes de chacun et peut aussi faciliter les échanges d’informations sur de simples doutes. Cela se fait dans certaines juridictions.
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