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mardi 16 février 2021

A la frontière de l’art et de la politique, des ateliers pour définir de nouveaux territoires de vie


Se saisir de la crise sanitaire pour changer d’ère. Cartographier différemment la France afin d’écrire de nouveaux cahiers de doléances. Partir du souci concret des gens pour faire de la politique autrement. Enquêter sur nos interdépendances pour changer nos modes de coexistence. Depuis janvier 2020, le consortium Où atterrir ?, dirigé par le sociologue Bruno Latour, mène des ateliers d’autodescription des conditions matérielles d’existence des habitants. Une démarche innovante et expérimentale qui articule recherche artistique et science sociale.

Où atterrir ? a été lancé et soutenu par Brune Poirson, lorsqu’elle était secrétaire d’Etat au ministère de la transition écologique et solidaire, qui finance le projet à hauteur de 200 000 euros. Lectrice de Bruno Latour, cet intellectuel « qui donne des clés pour penser l’avenir politique et planétaire du XXIe siècle », dit-elle, l’écologiste macroniste cherchait à répondre à la crise des « gilets jaunes » à laquelle « il faut bien le reconnaître, nous n’avons apporté que des mauvaises réponses ».

Démarche expérimentale

Mise en place en milieu rural à Saint-Junien (Haute-Vienne) et à La Châtre (Indre), où se déroule le projet pilote, mais également étendue dans le parc naturel du Morvan, à Saint-Léger-sous-Beuvray (Saône-et-Loire), et plus récemment en banlieue parisienne à Ris-Orangis (Essonne), cette démarche expérimentale s’est déployée parallèlement à la convention citoyenne pour le climat. Mais avec une différence de taille : la « recherche-action » menée par le consortium de Bruno Latour ne vise pas la représentativité sociale et ne répond pas à une question posée par le gouvernement. Elle part d’un groupe de volontaires dont les membres entretiennent parfois des relations affinitaires. Et qui, une année durant, se retrouve à intervalle régulier lors de séances organisées selon des procédures très codifiées et un protocole ritualisé.

Tout commence par la constitution du collectif. Une partie des volontaires (baptisés « citoyens experts ») a déjà participé à des « ateliers de création partagée », notamment animés par la musicienne Chantal Latour et le compositeur Jean-Pierre Seyvos, à l’image de A chacun son Teppaz, un spectacle créé en juin 2019 et consacré à la première fabrique française de tourne-disques électriques, qui étaient assemblés à Montgivray, dans l’Indre. Les participants sont ainsi souvent familiarisés avec l’intervention des arts dans la mise en scène de la parole.

Lors d’un atelier Où Atterrir à Maison des jeunes et de la culture, de La Châtre ( Indre), le 29 février 2020.

Une sorte de boussole est tracée sur le sol. Chacun se trouve autour du cercle dessiné en pointillé. Lorsqu’un des participants se place au centre du creuset, il a derrière lui, à sa droite, ce qui le fait vivre et, à sa gauche, ce qui le menace. Et devant lui, d’un côté (droit), ce qui lui permettra d’améliorer ses « conditions d’habitabilité » et, de l’autre (à gauche), ce qui fera empirer la situation. « C’est comme un jeu d’enfant », remarque Bruno Latour dans Où suis-je ?, ouvrage dédicacéaux participants du projet. A l’image d’une « marelle » où l’habitant décrit les entités auxquelles il est le plus attaché et par quoi elles sont menacées. Les autres membres de l’assemblée se placent dans le cercle et viennent représenter ces entités.

« Un peuple capable de se décrire peut établir un nouveau projet politique », assure Bruno Latour

Avocate et metteuse en scène, Chloé Latour conduit l’atelier en s’aidant de sa maîtrise des techniques corporelles de l’art oratoire. Chacun se présente en faisant coïncider son nom avec un geste, un salut, une expression que le groupe reprend à l’unisson. Puis suivent des exercices physiques, simples et efficaces, qui mettent en condition. « Il est difficile d’atteindre un plein état de présence et d’obtenir de réelles capacités d’attention sans ancrage corporel », explique-t-elle.

Bruno, Chantal et Chloé : Où atterrir ? est une entreprise collective mais aussi une affaire de famille. « Non pas une firme mais une ferme, avec le père, la mère et la fille », s’amuse le philosophe. Une singularité qui accentue la convivialité et resserre aussi le projet autour de sa personnalité. Mais le consortium est surtout un vrai travail de troupe, également composé de « Scubes », petit nom donné aux étudiants qui ont suivi le double cursus en sciences et sciences sociales proposé par Sciences Po Paris et la faculté des sciences de Sorbonne Université, dont font partie Aurore Bimont, Pishum Migraine et Jeanne Tamarelle. Un collectif également composé par les architectes de la Société d’objets cartographiques (SOC), Alexandra Arènes, Soheil Hajmirbaba et Axelle Grégoire qui dessinent et mettent en forme les nouveaux territoires décrits par les habitants.

Une maladie rare, le silence, des vaches

L’atelier se poursuit par des « exercices d’autodescription »Chaque participant doit répondre à la question : « Décrivez-vous en nommant les entités dont vous dépendez qui sont menacées de disparaître. » Pour une participante, c’est un ruisseau où s’abreuvent ses vaches, menacées par la pollution d’une station de nettoyage de voitures, en amont de son champ. Pour un autre, ce sont les hirondelles qui disparaissent, même au printemps.

Pour d’autres encore, ce sera une maladie rare, le silence ou un bistrot pour accueillir les femmes des cités. L’idée consiste surtout à éviter la montée en généralité – car les envies de « sauver la planète » ou de mettre « à bas le capitalisme » se révèlent rapidement aussi vagues que déceptives – et à nommer précisément les choses pour lesquelles les participants pourront actionner des leviers. Non pas « le cadre de vie », mais « la propreté à Ris-Orangis », dit Soheil Hajmirbaba à un participant qu’il aide à reformuler la question. « Scribe, ce devait être le métier le plus dur en 1789 », dit-il en souriant.

Lors de l’atelier (ici, à La Châtre, dans la Haute-Vienne, le 29 février 2020), une sorte de boussole est tracée sur le sol.  Lorsqu’un des participants se place au centre, il a derrière lui, ce qui le fait vivre et ce qui le menace. Et devant lui, d’un côté, ce qui lui permettra d’améliorer ses « conditions d’habitabilité » et, de l’autre, ce qui fera empirer la situation.

« On n’attend pas des points de vue mais des points de vie »,résume Bruno Latour. Un parti pris qui déroute bien des gens, notamment les plus militants. Ensuite, vient le temps de l’enquête. Chacun part à la recherche des causes qui menacent son entité essentielle, dialogue avec ses « ennemis » et ses « alliés ». Après avoir relié ces enquêtes, une restitution a lieu sous la forme d’une représentation publique. « Un peuple capable de se décrire peut établir un nouveau projet politique », assure le philosopheA la frontière de l’art et de la politique, ces ateliers singuliers qui mêlent l’intime et le collectif, la réflexivité et la corporéité sont peut-être en train de transmettre le virus d’une politique reterritorialisée.

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