Par Célia Laborie Publié le 19 février 2021
Comme cela se pratique aux Etats-Unis, beaucoup veulent pouvoir choisir un analyste dit « situé » ou « safe », qui a le même vécu ou qui est sensibilisé aux questions liées aux discriminations.
« Vos parents parlent-ils français ? Mais comment avez-vous fait pour être admise dans cette grande école ? Vous avez combien de frères et sœurs ? Je pensais que dans les familles comme les vôtres, on était plutôt sept ou huit. » Quand Hajar (le prénom a été modifié), entend ces questions dans le cabinet d’une praticienne du Bureau d’aide psychologique universitaire à Paris, elle a du mal à y croire. Nous sommes alors en 2019, l’étudiante en sciences politiques, qui ne se sent pas à sa place dans son école, est en proie à des pulsions suicidaires. « Ma psy ne m’a pas du tout aidée, elle a tout de suite amené mon identité de femme musulmane sur la table. J’avais l’impression qu’elle m’imaginait vivre dans un bidonville, c’était incroyablement réducteur. »
Hajar en parle à une camarade, qui lui donne ce conseil : « Pour ne pas perdre de temps à te justifier, va chercher un psy qui a des chances d’avoir vécu les mêmes choses que toi. » Son amie, noire de peau, ne s’est sentie épanouie qu’après avoir pu consulter un psychologue noir. A 21 ans, Hajar est aujourd’hui en pleine quête d’une thérapeute musulmane. Au cours de ses recherches en ligne, l’étudiante découvre l’existence des listes de psys dits « safe » ou « situés », contenant des contacts de praticiens non blancs et/ou renseignés sur les thématiques liées au racisme. Ces mêmes listes, souvent élaborées de façon participative par des collectifs militants, sont également déclinées pour les patients LGBT+.
Concept anglo-saxon
C’est par cette voie qu’est passé Sébastien, maître de conférences en littérature, « dépressif depuis l’enfance », pour trouver son dernier psychanalyste. « J’ai décidé de changer tous mes soignants quand une pharmacienne a refusé de me délivrer un médicament pour soigner une infection sexuellement transmissible, en disant que je n’avais qu’à faire attention », se remémore-t-il. Le quadragénaire installé entre Paris et Aix finit par tomber sur le site Medecin-gay-friendly.fr. « J’ai trouvé un psy dont je suppose qu’il est gay. Mais c’est avant tout une projection : je n’ai pas besoin de savoir ce qu’il se passe dans son lit. En tout cas, cela facilite les choses en termes de transfert. Lors de mes précédentes analyses, j’investissais le thérapeute d’une figure de père et certains sujets restaient tabous, notamment la sexualité. Aujourd’hui, j’ai plus l’impression de m’adresser à un frère, et je me sens moins infantilisé. »
En août 2020, l’ordre national des médecins et des infirmiers dénonçait « la mise en ligne d’annuaires de professionnels de santé communautaires », suite à la publication d’une liste de gynécologues noirs.
En France, le site dédié aux « médecins LGBT friendly », avec de nombreuses adresses de psychologues, psychanalystes et psychiatres, existe depuis 2013. Mais le concept, venu du monde anglo-saxon, est loin de faire consensus chez les soignants. Dans un communiqué publié le 11 août 2020, l’ordre national des médecins et des infirmiers dénonçait « la mise en ligne d’annuaires de professionnels de santé communautaires », suite à la publication d’une liste de gynécologues noirs et d’une petite annonce pour trouver une infirmière à domicile « racisée ».
L’analyste et philosophe Sabine Prokhoris s’oppose elle aussi fermement à cette démarche. « Elle est de nature à rendre impossible tout travail analytique. Le sens de ce travail, c’est d’être en mesure d’accueillir et de percevoir la souffrance du sujet, quel qu’il soit. Il ne s’agit pas de prétendre comprendre son vécu, mais de savoir l’entendre. Sans cela, je n’aurais jamais pu analyser des maris violents ou des mères maltraitantes. » D’après l’ancienne chroniqueuse à Libération, si l’on cherche à comprendre son patient, on risque même d’« encombrer l’espace psychique de la cure de ses propres projections ». En tant qu’analyste, l’objectif ne serait pas d’être en empathie, mais de laisser le patient s’exprimer dans toute sa singularité.
Favoriser une relation de confiance
« Un analyste doit être lui-même analysé, justement pour apprendre à mettre à distance ses propres préjugés. Ni jugements ni tabous. La règle fondamentale, c’est que le sujet puisse parler de tout ce qui vient, en luttant contre ses propres censures. Neutralité bienveillante. » C’est en ces termes que l’on décrit aux étudiants en psychologie l’attitude à adopter face aux patients. Et c’est la possibilité même de cette neutralité qui est remise en cause par le concept de psys « situés ». « Tout le monde a des préjugés, car pour que notre cerveau fonctionne, il opère des catégorisations entre les choses. Les psys ne sont pas immunisés : c’est faux de prétendre qu’ils seraient des pages blanches », note Racky Ka-Sy, psychologue clinicienne et intervenante en entreprise sur les questions de discriminations racistes et sexistes.
« Il faut vouloir s’intéresser à nos propres clichés pour les déconstruire. Or, dans nos formations universitaires, on ne nous apprend que très rarement à aborder les questions des discriminations et des différences culturelles. » Sur son site, la psychologue parisienne de 37 ans se présente comme une Française issue de l’immigration, mariée et mère de deux enfants. La majorité de sa patientèle est composée de femmes noires, maghrébines ou métisses. « Pour qu’un patient puisse se livrer, il a besoin de trouver des signaux qui lui parlent et le mettent suffisamment en confiance. Le fait que les patients perçoivent qu’on a une histoire semblable peut aider. Ma formation en psychologie sociale compte aussi beaucoup. »
L’objectif de ces listes serait donc d’abord d’envoyer des signaux aux patients, afin d’instaurer la relation de confiance nécessaire pour les amener à raconter leur enfance, leurs angoisses et leur vie sexuelle à un parfait inconnu. Mais ces questionnements sociétaux ont-ils vraiment leur place dans ce lieu tout entier dédié à l’intimité du sujet ? « Bien sûr : la pensée psychanalytique est située dans un lieu, dans une époque, par des praticiens qui devraient être concernés par ce qui se passe dans la cité », assure Fabrice Bourlez, psychologue clinicien et docteur en philosophie.
« Je est un autre »
Dans son ouvrage Queer Psychanalyse (Hermann, 2018), le praticien belge se sert des théories queer pour dépoussiérer des concepts freudiens comme l’œdipe et la castration. « Il y a aujourd’hui chez de nombreux militants queer un très fort rejet de la psychanalyse. Ils la jugent homophobe, incapable d’aller au-delà de la différence de sexe. Pourtant, certains textes de Freud sont vibrants de positions ouvertes. En tant que praticien, il est urgent de politiser cette pratique et de réfléchir, quand on rencontre un nouveau sujet, à quel préjugé nos concepts véhiculent, pour ne pas reproduire les violences du monde extérieur. »
Pour autant, fera-t-on un jour des cabinets des psys des lieux totalement sûrs ? D’après Fabrice Bourlez, c’est rigoureusement impossible – et surtout pas souhaitable. Quelles que soient les précautions prises lors du choix de son psy, l’expérience de la cure est une aventure épineuse, inconfortable. « Ce n’est pas une rencontre du même par le même. Le sujet a à assumer sa parole, se surprendre pour rencontrer son désir. C’est le contraire du politiquement correct ! » Il serait d’ailleurs contre-productif de se lancer dans une analyse ou dans une thérapie pour se conforter dans l’image qu’on a de soi-même. Pour Fabrice Bourlez, la découverte de l’inconscient est « une expérience rimbaldienne », où l’on va jusqu’à s’apercevoir que « je est un autre ». Et c’est l’exacte raison pour laquelle le divan ne sera jamais un « safe space ».
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