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vendredi 19 février 2021

Eva, Maé, Kilian : des enfants en souffrance, à la recherche d’un psy

par Anne Enot, pédopsychiatre dans l'Isère  publié le 19 février 2021

Chaque semaine, des services de psychiatrie infantile sont obligés de refuser d’accueillir de nouveaux patients faute de moyens. Une pédopsychiatre témoigne de ce quotidien cornélien.

Chaque semaine, avec chacune des équipes du centre médico-psychologique pour enfants et adolescents (CPME) dans laquelle je travaille, nous nous astreignons à ce qui est devenu une séance de torture collective : nous étudions les dernières nouvelles demandes.

Par exemple, Eva, une jeune fille de 16 ans est adressée par l’infirmière de son lycée, elle est désespérée, son père vient de se pendre, elle se scarifie les bras et va de moins en moins souvent en cours. Par exemple Maé, un petit garçon de 5 ans est adressé par la psychologue scolaire, car il se réveille plusieurs fois par nuit, il hurle souvent, il aligne les jouets sans écouter la maîtresse et tourne en rond dans la cour sans entrer en contact avec les autres. Par exemple, Kilian, un enfant de 12 ans est adressé par son médecin traitant, il dit être harcelé au collège, il fait des cauchemars et a beaucoup maigri… A toutes ces demandes, nous ne proposons aucun rendez-vous. Nous ne le pouvons pas. La honte nous submerge à la fin de chaque exposé de la demande pour un enfant souffrant. Pourtant chaque soignant a déjà en tête comment il pourrait s’y prendre pour aider cet enfant. Mais il baisse les yeux, il est déjà épuisé par les prises en charge en cours. Il ne pourra pas aller plus loin dans sa surcharge chronique de travail, il ne pourra rien ajouter à son planning lourd de situations si préoccupantes : les sorties d’hospitalisations en pédopsychiatrie ou en pédiatrie, les situations graves de l’Aide sociale à l’enfance (enfants battus, violés, maltraités…), les enfants qui relèvent d’hôpitaux de jour, d’institut médico-éducatifs (IME) ou d’institut thérapeutique, éducatif et pédagogique (Itep) et qui n’y ont pas encore de place car ces services sont saturés, les enfants d’IME et d’Itep qui y ont trouvé une place mais qui ont besoin d’un psychiatre faute de psychiatre en interne, les enfants adressés par d’autres collègues pédopsychiatres car les familles ont déménagé, les anciens patients qui font une rechute…

Donc chaque semaine, voire souvent deux fois par semaine, se répète pendant une petite heure ce qui a toutes les caractéristiques d’une séance de torture mentale. La secrétaire nous lit la demande, nous raconte la mère qui a pleuré de désespoir au téléphone, les parents au chômage qui ne peuvent pas payer les séances en libéral, la recherche éperdue d’une orthophoniste, les parents qui sont venus eux-mêmes soutenir la demande pour leur enfant et qui ont fait comme une première consultation dans le bureau de la secrétaire. Chaque lecture d’une nouvelle de demande se fait tête basse pour chacun, la secrétaire cherche nos regards, elle ne veut pas être seule devant ce raz-de-marée de désespoir. Nous sommes broyés par la situation d’Eva, de Maé, de Kilian et des nombreux autres enfants des semaines précédentes, mais nous savons à l’avance que nous n’y pourrons rien. Nos réponses sont robotisées d’une réunion à l’autre : les adresser en libéral qui se trouve saturé lui aussi, ou bien au point accueil écoute jeune (PAEJ) de la ville voisine, ou bien à la maison des adolescents de Grenoble où nous savons qu’ils n’iront pas car la distance et les difficultés de mobilité en rendent l’usage restrictif. La culpabilité devient l’élément central de nos réunions dites cliniques. Comme Sophie dans le livre de William Styron nous pouvons nous dire le soir en tentant de nous endormir : «Je me sens tellement coupable de toutes les choses que j’ai faites là-bas. Et même d’être encore en vie. Cette culpabilité est quelque chose dont je ne me délivrerai jamais. Jamais.» Ainsi la culpabilité de laisser chaque semaine tant d’enfants en souffrance, nous plonge à notre tour dans la souffrance. Certains en deviennent très malades : cancer, burn-out, dépression… Une consultation des risques psychosociaux s’est mise en place récemment dans notre hôpital pour essayer de prendre en compte la souffrance de celles et ceux qui sont empêchés de remplir leur mission.

Mercredi soir 27 janvier sur France 3, lors de l’émission Pièces à conviction qui traitait des conditions alarmantes de mises en danger des enfants dits «placés» de l’Aide sociale à l’enfance, Adrien Taquet notre secrétaire à la Protection de l’enfance l’a affirmé deux fois : «Le problème est que la pédopsychiatrie est à terre.» Depuis vingt ans, elle le clame, elle le crie, elle alerte…. sans effets. Ainsi la cause des enfants semble inaudible, tant par nos politiques, nos hauts fonctionnaires d’Etat, notre président du conseil national de l’ordre… et les soignants sont en train d’en payer le prix fort. La culpabilité est en train de les terrasser. «On achève bien la pédopsychiatrie» pourrait-on se dire, en parodiant le titre du film On achève bien les chevaux qui dénonce l’absurdité de la condition humaine dans une danse marathon déshumanisante. Porter le problème devant les tribunaux pourrait être une alternative aux maladies et autres risques psychosociaux encourus par les soignants. Et, à l’instar du tribunal administratif qui reconnaît le bien-fondé de la plainte portée par les associations de l’Affaire du siècle pour carence de l’Etat dans sa responsabilité écologique, rêver que la justice reconnaisse la responsabilité de l’Etat dans les souffrances occasionnées aux citoyens patients et aux fonctionnaires soignants en sous-effectifs structurels depuis de nombreuses années.


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