Publié le 14 février 2021
TRIBUNE
Tribune. Avant la rue, le premier lieu d’insécurité pour de nombreux enfants est le toit familial. Un enfant sur dix serait victime de violences sexuelles pendant l’enfance, et l’immense majorité de celles-ci se produirait à leur domicile.
Grâce à Camille Kouchner et à son livre La Familia grande[Seuil, 206 pages, 19 euros], la parole se libère et les yeux s’ouvrent sur cette terrible réalité. Pour la magistrate que j’ai été de 1982 à 2019, nul doute que cela fait écho. L’inceste perdure au sein des familles grâce à un verrou plus efficace que celui d’une prison : le secret. Et le traitement de ces affaires se fait avec un fidèle allié : la loi pénale.
Celle-ci n’a jamais su ou voulu poser les interdits fondamentaux, pourtant censés structurer fondamentalement nos sociétés : l’interdit de l’inceste, mais aussi l’interdit d’une relation sexuelle entre un adulte et un enfant.
« La loi demande à l’enfant : “En quoi étais-tu contraint d’accepter cela ?” ; l’agresseur affirme : “Il était d’accord” ;l’enfant ressent : “C’est moi le coupable, j’aurais dû savoir dire non” »
Car que dit la loi ? Aujourd’hui, lorsqu’il y a plainte au sujet d’une relation sexuelle entre un enfant de moins de 15 ans et un adulte majeur, la loi exige que l’enfant démontre qu’au moment des faits, il était sous l’empire de la contrainte, violence, menace ou surprise.
Précisons d’emblée que l’âge de 15 ans ne constitue nullement une majorité sexuelle, comme certains peuvent le dire, mais seulement un seuil en deçà duquel l’auteur peut être condamné plus lourdement.
A ce jour demeure nécessaire l’examen de l’existence ou non de la contrainte. C’est ainsi qu’en 2017, une cour d’assises a acquitté l’auteur majeur de viols sur un enfant de 11 ans [il a finalement été condamné en appel à sept ans de prison en 2018]. Non par méconnaissance de la loi, mais au contraire parce que la loi pénale invite à cette situation.
Conscient de cette difficulté et des insuffisances de la loi de 2018, le Sénat a supprimé, dans un amendement du 21 janvier, l’exigence de la preuve de la contrainte morale dans les cas de viol (pénétration) commis par un majeur sur un mineur de moins de 15 ans. Mais il n’a pas osé franchir le pas pour les agressions sexuelles, ce qui est très regrettable car ce sont les infractions les plus nombreuses et les plus contestées quant à la contrainte. Cet amendement est aujourd’hui en attente devant l’Assemblée nationale.
Pour mesurer les effets nocifs de la loi pénale actuelle, il est nécessaire de comprendre que l’enfant victime s’interroge toujours sur son propre comportement au moment des abus sexuels : victime ou coupable ? En effet, ne pas avoir été dans la capacité de dire non conduit l’enfant à penser que son comportement s’apparente à une adhésion à la relation sexuelle. Cette réalité, insupportable pour lui, le conduit parfois à rejeter l’action judiciaire qu’il a lui-même entamée. De cette situation naît alors une dynamique triangulaire tout à fait perverse. La loi demande : « Mon enfant, mais en quoi étais-tu contraint d’accepter cela ? » L’agresseur affirme : « Je ne l’ai pas contraint, l’enfant était d’accord. » L’enfant ressent : « C’est moi le coupable, j’aurais dû savoir dire non. »
C’est à la loi de poser l’interdit
La loi devrait assurer une protection totale de l’enfant. Son consentement à l’acte sexuel ne devrait jamais devoir être examiné. Il ne connaît pas le sens de ce qu’on lui fait vivre, et ne sait pas repérer la transgression. S’il n’a pas pu s’opposer, c’est que son état d’enfant ne lui en donnait pas les moyens. En déduire au contraire qu’il pourrait être consentant à la relation sexuelle est d’une grande perversité. C’est à l’adulte et non à l’enfant de poser les interdits. Mais pour que l’adulte les pose, encore faudrait-il que la loi le fasse préalablement.
Doit-on distinguer contrainte et non-consentement ? Cette question, débattue lors de l’élaboration de notre dernière loi, est légitime. La notion de contrainte exige que l’on se place du côté de l’agresseur pour examiner quelles stratégies il élabore pour arriver à ses fins, et, parfois de façon subtile, contourner ce qu’il sent ou pressent du refus de sa future victime. Ces stratégies sont nombreuses mais, pour l’immense majorité d’entre elles, se choisissent sur le registre de l’affection préexistante à l’acte sexuel. Ce piège de l’affection est bien plus opérant que la violence ou la contrainte physique.
Doit-on s’arrêter à cette analyse et signifier que la contrainte n’a rien à voir avec l’examen du consentement ? Assurément non. Car c’est du non-consentement de la future victime, perçu par le futur agresseur, que vont naître les différentes stratégies.
Dès lors, dire, comme les rédacteurs de la loi de 2018, que les notions de non-consentement et de contrainte sont dissociées est une erreur puisqu’elles se nourrissent l’une de l’autre. D’ailleurs, les agresseurs sexuels eux-mêmes font quasi systématiquement cet amalgame lorsqu’ils disent que l’enfant était « d’accord » : ils se situent ainsi sur le terrain du consentement.
Négation de la qualité d’enfant
L’enfant assujetti, configuré pour le plaisir sexuel de l’adulte, nié dans sa qualité d’enfant, attend de la justice une remise en ordre des culpabilités.
Alors, que penser de la création par le législateur d’une troisième catégorie d’infraction, l’atteinte sexuelle d’un majeur sur un mineur de moins de 15 ans sans contrainte ni violence ni menace ni surprise ?
Malheureusement, elle est problématique. Cela revient à laisser une place à la possibilité d’une relation incestueuse ou pédophile sans contrainte ni violence, c’est-à-dire librement consentie par les deux acteurs de cette relation. Or un enfant s’oppose rarement à une demande sexuelle émanant d’un adulte qui lui est proche, tout simplement parce que c’est un enfant et que c’est précisément ce statut qui l’en empêche.
Dire qu’un enfant peut n’être pas contraint à une relation incestueuse, c’est nier le poids du lien générationnel qui le place dans une relation de dépendance affective et un rapport d’autorité dont il n’a pas le pouvoir de s’extraire. Ce sont bien l’état d’enfant et la relation filiale qui génèrent la contrainte morale, de façon consubstantielle, sans qu’il doive être nécessaire de caractériser d’autres éléments de contraintes que ceux-ci.
Les lois ne sont pas qu’une affaire de tribunaux. Elles doivent offrir à la société entière les interdits qui lui sont nécessaires pour que chacun puisse vivre ses libertés.
Marie-Pierre Porchy a été Juge des enfants de 1984 à 1986, et vice-présidente chargée des fonctions de juge des libertés et de la détention au tribunal de grande instance de Lyon. Son ouvrage « Les Silences de la loi. Une magistrate face à l’inceste » (Hachette, 2003), republié dans une édition augmentée (Fayard, 160 pages), paraîtra le 3 mars.
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