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lundi 15 février 2021

Interview «La légalisation du cannabis relève du courage politique»

par Dominique AlbertiniLaure Equy et Rachid Laïreche

publié le 16 février 2021

Pour les députés Jean-Baptiste Moreau, Danièle Obono et Robin Reda, la lutte contre les drogues est un échec. D’horizons politiques divers, ils plaident ensemble pour une nouvelle législation sur le cannabis.

Ils ont d’ordinaire peu de positions en commun, mais Danièle Obono (La France insoumise), Robin Reda (Libres !, groupe Les Républicains) et Jean-Baptiste Moreau (La République en marche) plaident tous les trois pour la légalisation du cannabis. A l’Assemblée nationale, le tandem Reda-Moreau mène d’ailleurs une mission d’information sur «la réglementation et l’impact de [ses] différents usages», comme président et rapporteur général. Après s’être penchés sur l’enjeu thérapeutique et le chanvre de bien-être, ils ont également lancé une consultation citoyenne, ouverte jusqu’au 28 février, sur son utilisation «récréative».

Vous voir d’accord, ce n’est pas une évidence ! Par quels chemins y êtes-vous arrivés ?

Robin Reda (Libres !, groupe LR) : Les nuances apparaîtront sans doute dans notre échange. Mais il y a un constat partagé : après des décennies de guerre contre la drogue, personne ne peut dire qu’on a gagné. Les Français restent les premiers consommateurs de cannabis en Europe. Même ceux qui luttent au quotidien – police, gendarmerie, justice – savent qu’on est au bout d’un modèle. Les législations bougent dans les Etats voisins, aux Etats-Unis, au Canada, en Amérique du Sud. La question est de savoir si la France saura proposer son modèle. C’est un enjeu sécuritaire, mais aussi sanitaire et économique. La France a une tradition chanvrière, Jean-Baptiste en parlera pour la Creuse : il est peut-être le futur Montebourg de la beuh…

Jean-Baptiste Moreau (LREM) : Je porte mal la marinière !

R.R. : Comme ancien maire de banlieue [à Juvisy-sur-Orge, Essonne, ndlr], j’ai été confronté aux points de deal, à la difficulté de rendre justice aux habitants, au sentiment d’impunité des trafiquants et de leurs petites mains – car on a rarement affaire aux trafiquants eux-mêmes. J’ai été frappé par l’impuissance des élus et des pouvoirs publics.

Danièle Obono (LFI) : Je suis députée d’une circonscription du nord-est de Paris, avec un fort usage de drogues sur la voie publique, notamment de crack. Mon angle, c’est donc la régulation des usages et la réduction des risques. Cinquante ans après la loi de 1970 [sur les mesures sanitaires de lutte contre la toxicomanie et la répression du trafic], il faut constater son échec : ni la consommation ni le trafic n’ont diminué et le travail de la police est paralysé. Dans le monde, de nombreuses personnalités préconisent de réguler les drogues plutôt que de leur faire la guerre. Prohiber, c’est compliquer la prévention et la réduction des risques, notamment chez les jeunes.

J.-B.M. : Pour ma part, quand j’ai abordé le sujet du cannabis thérapeutique, on m’a rétorqué que si on l’autorisait, on finirait par légaliser le reste. On nous dit aussi que légaliser le cannabis favoriserait les autres trafics. C’est faux, les consommateurs ne sont pas les mêmes, mais on refuse de s’interroger… Il y a une part d’irrationnel et de dogme. Mais l’hypocrisie tient surtout au fait qu’on craint, en légalisant, de mettre le bordel dans les quartiers. Les pouvoirs publics ont très peur de ce que deviendront les réseaux actuels si on assèche l’argent du trafic.

Deux d’entre vous ont un problème politique : légaliser n’est pas à l’agenda du gouvernement, encore moins de la droite.

R.R. Il y a un discours de plus en plus apaisé sur le sujet… en off. Tout le monde admet le problème. Il reste des blocages moraux et idéologiques, notamment dans mon camp. Mais vu les échanges que j’ai sur le terrain, je crois que ce marqueur a sauté. Surtout, le trafic contrevient à mes convictions… de droite. Je crois à la méritocratie républicaine. Or elle est complètement renversée par cette économie souterraine, ultralibérale au sens le plus sauvage du terme, qui vend à des gamins de 12 ou 13 ans une illusion d’argent facile et d’ascension sociale. Certains arguments contre la légalisation sont recevables : il y aurait sans doute une évolution à la hausse de la consommation. Enfin, on ne peut pas être sûr que ça éteindrait complètement le trafic. Je crois pourtant que cela réorienterait une grande partie de la consommation vers l’économie légale, et libérerait du temps de police pour traiter la grande criminalité.

A vous entendre, on se dit que la légalisation n’est plus qu’une question de temps…

D.O. Ce que nous disons, tous ceux qui s’intéressent au sujet le savent : la police et la justice, les pouvoirs publics, le gouvernement, les ministres, les spécialistes dans les partis. La question est donc : pourquoi rien ne bouge ? Ce n’est pas seulement une question morale, c’est politique. Quand le ministre de l’Intérieur fait de la présentation de trois boulettes de shit sur les réseaux sociaux l’alpha et l’oméga de son action, c’est un choix politique. Sur un autre plan, ce statu quo entretient une forme de «paix sociale» dans des catégories et des territoires économiquement défavorisés. Enfin, l’argent du trafic alimente aussi l’économie réelle, on l’a vu avec le scandale des paradis fiscaux.

Comment organiser un débat apaisé sur le sujet ? Par exemple, comment s’adresser aux parents ?

D.O. : Mais peut-être que les parents fument aussi ! Dans le «chiffre gris» des consommateurs, il y a des jeunes, des parents et même des grands-parents, c’est très divers. Bien sûr, il peut y avoir des positions morales fortes, et très légitimes. Mais le débat serait beaucoup plus sain s’il n’était pas instrumentalisé avec des positions de cow-boys. Il y a eu des procédures, dans les quartiers, où des associations, des élus, des habitants discutaient de l’impact du trafic. Un débat apaisé est possible : quand on fait un travail de terrain, on peut désamorcer des choses.

J.-B.M. : La population n’était pas forcément mûre avant, mais l’idée a fait son chemin et je pense qu’aujourd’hui, elle aurait un large soutien. Je souhaite d’ailleurs une vraie consultation populaire sur cette thématique. Il serait très légitime d’interroger le peuple sur cette question.

R.R. : Le plus compliqué, ce n’est pas de parler à ceux dont les enfants fument occasionnellement, et pour qui tout va bien. C’est aux parents touchés chez eux par des décrochages scolaires, des drames de santé. Il faut se demander : est-ce qu’ils auraient été mieux accompagnés avec une autre réglementation ? La réponse est sans doute oui, parce qu’ils sont aussi victimes d’une prévention au rabais.

Le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, dit que légaliser reviendrait à «baisser les bras» face à la drogue…

J.-B.M. : Pas du tout. On a un vrai désaccord avec Gérald Darmanin là-dessus. Au sein de la majorité ça fait débat mais, pour être franc, je ne suis pas sûr qu’il y ait tant de monde que ça derrière la position du ministre.

R.R. : Le ministre confond légaliser et dépénaliser. Dépénaliser, ce serait baisser les bras : on autoriserait la consommation d’un produit issu de l’économie criminelle.

J.-B.M. : La légalisation, au contraire, relève du courage politique. Parce que oui, le trafic achète un certain ordre dans les quartiers, et il y a cette économie parallèle qui, contrairement à ce que certains disent, ne finance pas que des Mercedes et des BMW… Et le fait d’assécher ces financements, évidemment, va poser des problèmes d’ordre public : ils ne vont pas perdre un tel magot sans rien dire. Il y aura des résistances, de nouveaux trafics. Il va falloir procéder de manière organisée.

Comment ?

J.-B.M. : Par l’amnistie d’un certain nombre de trafiquants. Sinon, ça revient à lâcher une allumette dans une poudrière. Ça, c’est du courage politique. La lâcheté, c’est le statu quo en expliquant qu’on va mettre des milliers de flics derrière les fumeurs de shit. Mettez le double, le triple : vous n’attraperez jamais tout le monde, c’est installé partout. Et si vous le faites, vous prendrez les jeunes qui fument dans la rue, pas ceux qui sont dans leurs appartements des beaux quartiers.

D.O. : L’idée de l’amnistie, c’est que les populations qui ont souffert du trafic bénéficient de ce qui deviendrait alors une économie. Ce n’est pas inédit dans l’histoire ni dans le monde.

R.R. : Là, mon cœur de droite se réveille ! Accompagner des jeunes qui se sont perdus, les remettre dans le circuit, oui. Mais je ne tiens pas à dérouler le tapis rouge à des trafiquants notoires dont la place est derrière les barreaux. Pour moi, le message, ce n’est surtout pas le laxisme mais, au contraire, plus de moyens pour la prévention et contre le crime organisé. Mon programme, ce n’est pas la réduction des peines ou des places de prison.

D.O. : La désinflation carcérale, ce n’est pas du laxisme ! Ce ne sont pas les vrais trafiquants qui encombrent aujourd’hui les prisons, ce sont des gens qui ne devraient pas y être.

En quoi la légalisation améliorerait-elle les politiques de santé? N’est-ce pas banaliser la consommation ?

D.O. Officiellement, on ne peut pas faire de prévention puisque ces produits ne sont pas censés êtres consommés.

J.-B.M. : Et puis, ce n’est pas parce que c’est autorisé que tout le monde va se mettre à en fumer. L’alcool est légal, tout le monde ne picole pas pour autant.

R.R. : Au collège ou au lycée, on apprend que fumer tue, que l’abus d’alcool est dangereux. Le cannabis, en revanche, bénéficie, à tort, d’une image «naturelle», «bio». Ça n’en reste pas moins un produit dangereux, aux effets dévastateurs sur le cerveau jusqu’à 21 ans ou plus. Il faudra interdire sa vente aux mineurs, voire aux moins de 21 ans. Il y aura évidemment des contournements, mais c’est déjà largement le cas aujourd’hui.

J.-B.M. : Aujourd’hui, vous trouvez du cannabis avec des taux de THC à 30 %, 35 %, 40 %, contre 10 % à 20 % il y a trente ans. Les produits qui circulent sont particulièrement toxiques. Nous ne disons donc pas que le cannabis est sans effet, mais qu’il faut arrêter de courir après le moindre fumeur de pétards, et se concentrer sur la prévention. Légaliser, c’est aussi encadrer le produit.

Comment imaginez-vous le système de production et de distribution ?

D.O. : Il ne s’agit pas de développer une économie capitaliste qui exploite des populations. A La France insoumise, on serait favorables à un système public. Une société d’Etat pourrait se charger de la régulation. Mais on peut envisager d’autres modèles, selon les sensibilités idéologiques…

R.R. : Par nature, je suis méfiant vis-à-vis des monopoles publics… même si une vision gaulliste de la légalisation autoriserait une sorte d’amorçage par l’Etat ! Mais quand je vois les obstacles administratifs qu’on nous oppose pour le cannabis thérapeutique, pour lancer une simple expérimentation, on se dit que la marche suivante ne sera pas simple. Je ne suis pas sûr que l’Etat, dans tous ses rouages, saurait concurrencer, dans la production et la distribution, le cannabis du marché noir.

J.-B.M. : Il y a quand même un enjeu de régulation. Sur les prix car s’ils explosent, un marché noir se développera, et sur la qualité. Evidemment, la production et la distribution ne doivent pas être aux mains de l’Etat mais il faut un organisme public de contrôle. Lequel ne dépendrait pas forcément du ministère de la Santé, car on voit bien les blocages bureaucratiques sur lesquels on bute parfois…

Un Etat qui contrôle, donc, mais qui ne se mêle pas du reste ?

J.-B.M. Evitons en tout cas un modèle trop centralisé, à la sauce jacobine.

R.R. : L’Etat ne doit pas se transformer en producteur de cannabis.

D.O. : Je le préférerais producteur de chanvre et de cannabis que producteur d’armes !

R.R. : Un Etat régulateur mais pas producteur me va. Je ne veux pas faire de «en même temps», mais entre hypermonopolistique et hyperlibéral, il y a un espace. Avec la tradition chanvrière française et le savoir-faire de nos agriculteurs, la production peut être déléguée à des acteurs privés, sous contrôle. Et je ne suis pas favorable, par exemple, à ce qu’on autorise la consommation sur la voie publique. Comme pour le tabac, le voisin qui n’aime pas ça n’est pas obligé de le subir. En Californie, ça sent le shit à tous les coins de rue !

J.-B.M. : Aime-t-on ou pas l’odeur du shit, c’est un autre débat…

D.O. : La consommation d’alcool aussi peut être interdite sur la voie publique, ou constituer une circonstance aggravante pour certains délits. Légaliser ne signifie pas que n’importe quelle consommation est acceptée.

En vous entendant, pas facile de distinguer une «légalisation de droite» sécuritaire d’une «légalisation de gauche» libertaire et hédoniste.

R.R. : Ce n’est pas binaire. Cela dit, la position de la gauche, pendant des années, a été la dépénalisation : on fume un joint dans la rue si on veut et ne nous emmerdez pas avec ça. Pour moi, c’est une démission de l’Etat, c’est de la paresse intellectuelle.

D.O. Evitons les caricatures sur la dépénalisation. On a l’exemple du Portugal, où elle a permis de sortir de la stigmatisation des consommateurs et de traiter vraiment la question de la régulation et des trafics. Après, être pour la légalisation, contre la dépénalisation… Ce qu’on veut dire c’est : lâchez les gens qui ont 3 grammes de shit au fond de la poche, voilà. Les flics ont d’autres choses à faire, et je pense que ça redonnera un peu de sens à leur boulot.

Au fait, qu’en pense le président de la République ?

J.-B.M. : Je ne suis pas son porte-parole… Honnêtement, je ne sais pas. On a échangé sur le sujet pendant la campagne présidentielle, mais peu depuis. Il faut sortir des dogmes et je pense qu’une convention citoyenne m’irait bien sur ce sujet.

D.O. : (Rires.) Soyons disruptifs !

J.-B.M. : Non mais sur ce thème qui est un véritable sujet de société, cela me semble une bonne solution.

D.O. : Nous, ça serait plutôt une assemblée citoyenne, la Constituante !

Le cannabis sera-t-il un sujet de la présidentielle ?

J.-B.M. : Forcément. Il faudra trouver la meilleure manière d’en parler.

R.R. : A l’approche de cette échéance, trois sujets se distinguent : la souveraineté, la sécurité et la santé. Le cannabis ne sera pas un sujet en tant que tel…

D.O. : Oh, ça changerait, ça pourrait faire du bien !

R.R. : …mais il est directement concerné par ces trois problématiques, notamment la sécurité. En 2017, il était évoqué par Benoît Hamon et Jean-Luc Mélenchon, mais les choses n’ont pas changé depuis. J’espère que, cette fois, on ira plus loin.


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