La vision d’une œuvre stimule les deux facultés de notre cerveau : le plaisir et la connaissance, explique Pierre Lemarquis, neurologue et auteur de « L’Art qui guérit », à paraître.
Qui a conscience du tumulte intérieur qui naît en nous et de l’explosion de substances qui nous percutent lorsqu’une œuvre d’art croise notre regard ? Semblable à une rencontre humaine, parfois capable de déclencher un sentiment presque amoureux, une œuvre agite quantité de neurotransmetteurs et d’antidouleurs dans notre cerveau. Oui, l’art fait du bien. Pierre Lemarquis, neurologue et diplômé de médecine chinoise, retrace dans L’Art qui guérit les arcanes ainsi que les détours, aujourd’hui avérés, d’un plaisir que l’on nomme l’« empathie esthétique ».
« Le cerveau a deux fonctions. Il nous permet de rester en vie et nous donne l’envie de vivre, pose le spécialiste en éthologie. Ces deux systèmes sont complémentaires et nécessaires. Jamais un ordinateur ne pourra s’y substituer. » On compare souvent la double aptitude du cerveau à un cavalier sur son cheval. Le premier représente le cerveau intellectuel tandis que le second symbolise celui du plaisir et de la récompense. « Mais, parfois, le cavalier s’évertue à diriger une monture qui n’entend pas lui obéir. Et, heureusement, c’est toujours le cheval qui l’emporte », résume-t-il. Ainsi naissent des erreurs, des fantaisies ou certains désirs qui nous écartent de la rationalité, mais aussi, nous définissent en tant qu’humains.
Cerveau sculpté, cerveau caressé
« Or, une œuvre d’art s’adresse aux deux facultés de notre cerveau », poursuit le scientifique. « Elle le sculpte en lui faisant découvrir ce qu’il ne connaît pas. Elle le caresse en lui procurant plaisir et récompense. Ce phénomène a beaucoup été étudié en musique, et nous avons démontré qu’il opère également dans le champ des arts visuels. » L’une des expériences menées pour ce faire a consisté à quantifier et à mesurer les réactions d’un visiteur de musée – son rythme cardiaque, sa sudation –, face à une œuvre qu’il observe.
Si elle lui plaît, son stress diminue, car sa production de cortisol (l’hormone utilisée pour se réveiller le matin et se mettre en action) ralentit. Le cœur bat moins vite, le corps se détend, tandis que le cerveau (du plaisir et de la récompense) sécrète de la dopamine (l’hormone de la joie de vivre).
Plus encore, les endorphines (qui procurent l’impression de bien-être) et l’ocytocine (hormone de l’attachement et de l’amour) – à propos de laquelle il a été démontré qu’elle peut être produite lors d’une écoute musicale – pourraient, par extension, faire partie de l’arsenal chimique qui se déploie en nous face à une œuvre d’art.
En matière de perception, le médecin biologiste italien Giacomo Rizzolatti a étudié le nombre d’or. « L’harmonie qu’induit son usage dans la sculpture s’adresse à notre cerveau “évolué” ou apollonien, mais ne convainc pas forcément celui du plaisir et de la récompense, dédié à Dionysos. Rizzolatti qui, le premier, a identifié les neurones miroirs [qui commandent le mimétisme], a scientifiquement révélé que l’on pouvait apprécier une œuvre pour ses qualités esthétiques, pour ses proportions et la trouver belle, sans pour autant l’aimer. » Cela signifie que nos « deux cerveaux » peuvent fonctionner indépendamment. Entre eux, il existe des voies de connexion, une zone appelée « insula », siège de l’empathie esthétique qui unit l’intellect à l’émotion.
De l’intérêt de la beauté
Ces découvertes ont trouvé diverses applications. Outre la prescription de visites au musée – ce qui est pratiqué, par exemple, par certains médecins de l’Institut de cardiologie de la Pitié-Salpêtrière, à Paris, qui peuvent prescrire, par ordonnance muséale, une visite au château de Compiègne, dans l’Oise –, nombre d’initiatives en France ont déjà porté leurs fruits. L’association L’Invitation à la beauté, fondée par la psychologue Laure Mayoud et présidée par Pierre Lemarquis, regroupant scientifiques, soignants et artistes, s’est vu accorder le patronage de l’Unesco pour ses recherches à l’échelle cellulaire, neurologique, psychologique et sociale.
Au service de médecine interne de l’hôpital Lyon-Sud, il est proposé aux patients qui le souhaitent de choisir une œuvre à accrocher dans leur chambre. « De la même manière qu’un livre peut faire autant de bien qu’un antidépresseur, une œuvre à laquelle on peut se raccrocher en période de souffrance apporte l’équilibre nécessaire à une guérison. A leur sortie de l’hôpital, les patients ont changé de rapport à l’art », insiste Pierre Lemarquis. Serait-ce grâce à l’effet de l’art sur l’homme que la beauté existe ? Platon, transporté par la sensation du beau, disait-il autre chose ?
La matérialité des œuvres, la pérennité des musées qui les abritent, témoignent d’une rassurante vitalité, à une période où le spectacle vivant et le cinéma se trouvent durement empêchés. Au musée, comme dans les livres, l’art se conjugue au quotidien.
Espace privilégié de l’empathie esthétique, il emmène au-delà de soi. « Le philosophe allemand Robert Vischer a expliqué le ressenti que l’on éprouve face à une œuvre », rappelle Pierre Lemarquis, partageant la conviction du penseur selon qui « chacun devient l’œuvre qu’il observe » : si l’on contemple La Jocondeon devient un peu Mona Lisa. Puis, quelle que soit sa culture, on emportera avec soi sa mémoire et un peu du génie humain. Car l’art parle à tous, la science l’a démontré. Que sa perception soit sensible, chimique ou cognitive, il se ressent et se vit. Croire qu’il serait réservé à une élite tiendrait du contresens.
« L’Art qui guérit », Pierre Lemarquis, Hazan, à paraître le 4 novembre 2020, 192 p.
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