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mardi 22 décembre 2020

Hervé Mazurel : « Nos gestes les plus machinaux et anodins sont devenus source d’inquiétude »

Par Nicolas Truong   Publié  le 21 décembre 2020


ENTRETIEN Penseurs de l’intime (2/10). Historien des sensibilités, Hervé Mazurel analyse dans un entretien au « Monde » comment la crise sanitaire affecte à la fois nos façons de sentir et de ressentir, nos perceptions intimes de l’espace et du temps, mais aussi nos gestes et attitudes corporelles.

Entretien. Historien et musicien, maître de conférences à l’université Bourgogne Franche-Comté, Hervé Mazurel a récemment publié Kaspar l’obscur ou l’enfant de la nuit (La Découverte, 343 p.). Cofondateur de la revue Sensibilités. Histoire, critique et sciences sociales aux éditions Anamosa, il analyse la façon dont la pandémie a bouleversé notre vie sociale et affective.

Dans quelle mesure la crise sanitaire a-t-elle altéré nos sensibilités ?

Les premières semaines, je fus surtout frappé par le bouleversement de nos interactions sociales les plus ordinaires, ces microritualités qui font la théâtralité du monde social. Soudain, l’impératif de distanciation a fait peser un puissant interdit sur la proximité des corps, sur les embrassades, les poignées de main, les accolades, tout ce qui donne de la chaleur à notre vie. A l’époque, je ne pouvais m’empêcher d’observer l’embarras, la gêne, le malaise qui accompagnaient des situations pourtant si communes. Car chacun peinait à trouver la juste distance aux autres, craignant soit d’être approché de trop près (d’où des tactiques d’esquive, des conduites d’évitement), soit d’oublier les gestes barrières (cette nouvelle « fausse note », dirait Erving Goffman, dans les règles de civilité).

Tout aussi surprenant : notre inventivité sociale, la vitesse à laquelle on a vu surgir et s’imposer de nouvelles partitions, d’autres gestes de salutation : toucher du coude, contact à poings fermés, bises virtuellement projetées… Or, rien n’est plus parlant à un chercheur en sciences sociales que ce moment où l’on redécouvre l’arbitraire logé au cœur de l’évidence, l’étrange sous le familier. Car on a vu se défaire, sous nos yeux ahuris, tout un ordre social sous-jacent que nous ne voyions plus à force de le vivre.

Pourquoi la première vague de cette crise sanitaire a-t-elle mis en relief l’entrée dans la « civilisation tactile » ?

A l’époque du premier confinement, où nous n’étions pas encore masqués, nos peurs étaient en effet focalisées sur le contact tactile inopiné. Tant avec le corps d’autrui et ses projections qu’avec les matières et surfaces où pouvaient subsister ces fameuses gouttes porteuses d’un virus dont on découvrait alors le caractère ultracontagieux et létal. D’un seul coup, le Covid- 19 installa un ennemi invisible et mortel au cœur de notre univers perceptif quotidien. 
Aussitôt, nos gestes les plus machinaux et anodins sont devenus source d’inquiétude : récupérer de la monnaie, taper nos codes de carte bleue, appuyer sur le bouton de l’ascenseur, partager nos smartphones ou des écrans tactiles avec d’autres…

En bâtissant cette civilisation du tout-digital – certes porteuse d’un incroyable confort matériel –, nous n’avions pas imaginé un instant nous trouver un jour à la merci du toucher et d’une telle menace vitale. Par là, nous avons aussi redécouvert sa prévalence trop oubliée dans nos existences. La peau étant la matrice des autres sens, le toucher est un peu « le sens des sens », comme le dit l’anthropologue David Le Breton, soit le plus important dans la conscience que nous prenons de nous-mêmes.

Qu’est-ce que le fait de vivre masqué fait à nos sensibilités ?

Vivre masqué transforme à la fois notre vie sensorielle et notre vécu émotif. Avec le port du masque (et la découverte de la transmission du virus sous forme d’aérosols), c’est également notre odorat qui s’est trouvé désorienté. Bien qu’il nous protège de certaines odeurs désagréables (sauf de la redécouverte surprenante de notre propre haleine), le masque nous fait perdre aussi l’infinie variété des messages olfactifs, dont bien des sources de plaisir associées à la richesse des senteurs et parfums.

La vie masquée introduit aussi un autre régime du visible et de l’invisible. Toute rencontre, rappelait Jean Starobinski, est rencontre d’un visage. Toute relation débute par un échange de regards, de paroles, de sourires ou non… Par là se fait l’exploration des intentions de l’autre et se noue un rapport d’emblée marqué du sceau de la confiance, de l’antipathie ou de l’indifférence. Or ici, le masque agit comme un mur, qui ne laisse voir le visage d’autrui qu’à demi-nu et nous prive du mouvement de ses lèvres, de ses rictus, de ses moues… Bref, de tout ce langage émotionnel qui nous renseigne sur son état affectif et ses dispositions à notre égard.

La vie sociale a donc perdu de sa lisibilité, mais aussi de sa volupté. A force, nous avons l’impression de vivre comme dans un hôpital à ciel ouvert. Non pas au beau milieu d’un carnaval géant où l’on profiterait de la vie masquée pour vivre plus, se jouer des interdits, des identités figées, de l’ennui des tâches ordinaires… Le masque, au contraire, renforce ici la distance des êtres, accroît le sentiment de solitude et participe d’une forme de désensualisation généralisée des relations sociales, dont le coût psychique d’ailleurs est déjà très visible et pas seulement chez les plus fragiles.

Comment et de quoi les contemporains, dont vous avez collecté les récits oniriques, rêvent-ils pendant la crise sanitaire liée à la pandémie de Covid-19 ?

L’idée de cette collecte, intitulée « rêves de confins », revient à la psychanalyste Elizabeth Serin avec qui je travaille et qui, très tôt, a observé l’impact de la pandémie sur la vie onirique de ses patients. Ensemble, nous avons collecté plus de 400 récits de rêve au cours du printemps 2020. L’expérience du confinement, la confusion soudaine des rythmes de vie, la fracture moins nette entre la nuit et le jour nous ont laissés, le matin, plus longtemps « dans le cercle enchanté du rêve », comme dit Walter Benjamin. Ce qui en a favorisé le souvenir et l’envie d’y donner sens.

Les premiers temps, les rêves de mort, de pénurie et de contamination dominaient. Non sans références historiques d’ailleurs. A la peste, par exemple, comme celui de cette jeune femme brutalement réveillée après avoir découvert « un nid de rats dans sa main ». Ou encore au VIH, comme semblent le signaler certains rêves de contamination par voie sexuelle.Les plus âgés sont par ailleurs très présents dans ces songes, où affleure souvent la culpabilité ressentie par leurs descendants face à la solitude des mourants ou l’impossibilité de rendre un hommage minimal aux morts. Frappe aussi le poids mémoriel de la seconde guerre mondiale, à travers la hantise palpable d’avoir à montrer ses papiers et attestations à la police, ou dans le rapprochement récurrent fait entre le monde de l’hôpital et l’univers des camps.

On compte aussi de nombreux rêves de trains, détournés, à l’arrêt ou sans destination. Le plus marquant est celui d’une femme qui, à chaque gare, voit un de ses proches rester à quai, sans parvenir à monter à bord, portes et fenêtres restant désespérément fermées. Enfin pointaient, les dernières semaines surtout, de nombreuses tentatives d’évasion, au travers de rêves érotiques ou des rêveries de lointains – des fantasmes d’îles désertes préservées du virus… – ou consistant à ouvrir des brèches – écologiques notamment – dans l’opacité du futur.

En quoi une « vie minuscule », comme celle de Kaspar Hauser, le plus célèbre « enfant sauvage » européen du XIXe siècle et dont vous retracez le parcours, peut-il être un « cas majuscule » de la façon dont un individu peut incorporer l’histoire ?

A l’école d’Alain Corbin [historien spécialiste des sensibilités], j’ai appris que l’histoire se loge dans les moindres de nos gestes et postures corporelles, mais aussi qu’elle imprègne toute notre affectivité. Désirs, émotions et sentiments n’échappent pas à l’histoire. Un rougissement, par exemple, est une émotion à la fois très intime et très sociale. Il trahit nos seuils de pudeur, qui sont aussi le fruit d’une éducation et de la longue histoire des mœurs.

Montrer que la psyché elle-même, jusque dans ses profondeurs inconscientes, est également une région de notre histoire collective : voilà ce que je m’efforce aujourd’hui de faire. Et c’est ce que Kaspar Hauser, cas limite s’il en est, nous permet, je crois, de mieux comprendre. Quoique en négatif ; par contrepoint. Pourquoi ? Parce que cet enfant, qui a surgi d’on ne sait où, le 26 mai 1828, sur la place du Suif à Nuremberg, a été séquestré treize ou quatorze ans et coupé de tout contact humain.

Avant de « naître au monde une seconde fois », il a vécu hors de l’histoire, dans l’inconscience de soi, des autres et du monde. N’ayant pas été socialisé, il a été privé de tout l’acquis historique des générations précédentes. Dès lors, rien ne le rattachait à son époque, à un groupe social, à un genre ou une génération. Son corps et ses gestes étaient dissonants, sa sensorialité inouïe, son affectivité des plus intenses, du moins jusqu’à ce qu’il apprenne, dans la douleur, les mœurs, codes et usages de son temps.

Or, la trajectoire aberrante de cet « homme sans habitus » révèle, à mon sens, par son anomalie même, jusqu’à quel point l’histoire s’inscrit d’ordinaire au plus profond de nous. Ce qui est aussi un message – sinon un défi – que je souhaite envoyer aux neurosciences qui, biologisant toute notre vie affective, tendent à oublier ceci : à quel point aussi nous sommes faits d’histoire.

Hervé Mazurel, historien des affects et des imaginaires

Hervé Mazurel est un intellectuel de l’entre-deux. Né en 1977, il a longtemps navigué entre la musique et l’histoire, Nick Cave et Alain Corbin, Dominique A et Arlette Farge, Foucault et les Francofolies. Eveillé par un instituteur qui a retourné sa timidité et « fait d’un enfant solitaire un meneur d’équipe »capable, plus tard, d’animer la vie de groupes d’art rock tels que Jack the Ripper, The Fitzcarraldo Sessions ou Valparaiso – dont il gérait également les tournées –, ou bien de codiriger la revue Sensibilités comme une grande synthèse sur l’anthropologie historique de la guerre moderne (Une histoire de la guerre du XIXe siècle à nos jours, Seuil, 2019).Hervé Mazurel a également été transformé par une professeure de philosophie qui a « allumé un feu » en lui qui ne s’est jamais éteint.

Il hésite ainsi entre la philosophie et l’histoire. Rétif à l’esprit de système dans lequel il voit « un cruel manque de probité », il lit le Nietzsche « solaire, léger et exaltant » du Gai savoir(1882). Un auteur déterminant qui, dit-il, réévalue le pathos face au logos, les passions face à la raison et sut « redonner au corps, au sensible et aux affects une dignité philosophique qui, si longtemps, leur fut refusée ». Grâce à l’espace laissé vacant par la dislocation de son premier groupe, il soutient sa thèse en 2009 et parvient à articuler, non sans conflits intérieurs, ses « deux raisons de vivre » que sont l’histoire et la musique. Et finit même par comprendre peu à peu à quel point les deux sont reliées, car la vie d’un orchestre est « un cours de psychologie sociale », avec ses jouissances collectives et dissonances subjectives, observe-t-il.

Un scrutateur des métamorphoses

Son premier ouvrage, Vertiges de la guerre. Byron, les philhellènes et le mirage grec (Les Belles lettres, 2013), raconte l’histoire légendaire de ce millier de combattants volontaires venus de l’Europe entière qui, tel Lord Byron, s’engagèrent dans la guerre d’indépendance grecque entre 1821 et 1830 et dont l’aura influença les Brigades internationales lors de la guerre d’Espagne. Mais c’est un premier travail de maîtrise sur la réception de Surveiller et punir de Michel Foucault chez les historiens, en 1999, qui le conduit à « faire une découverte qui changea tout ou presque » : l’œuvre d’Alain Corbin.

Ce maître sans école, mais non sans disciples, explorait comme nul autre l’histoire de l’odorat, le désir du rivage et les paysages sonores de la France du XIXe siècle. Le pli est pris : Hervé Mazurel est désormais historien du corps, des sensibilités et des imaginaires. Il prend même désormais en charge l’héritage de l’histoire des émotions, comme en témoigne un livre à paraître qu’il dirige avec le maître discret et vénéré de toute une génération (L’histoire du sensible, Alain Corbin et Hervé Mazurel, PUF/La Vie des idées).

Hervé Mazurel est un ethnologue des expériences combattantes « saisies au ras du sol et à fleur de peau » ; un scrutateur des métamorphoses et des profondeurs de la vie affective, comme en témoigne L’Inconscient ou l’oubli de l’histoire (La Découverte, à paraître en 2021) ; un archéologue des trajectoires aberrantes de l’histoire, comme celle de Kaspar Hauser, cet enfant sauvage qui déboula en 1828 sur une place de Nuremberg après une longue séquestration au cours de laquelle il fut coupé de toute socialisation, un être littéralement extraordinaire « qui regardait les institutions humaines avec les yeux d’un enfant, comme autant de choses étranges, opaques et arbitraires, sinon absurdes ». Chacun de ses ouvrages est une méditation sur nos émotions, une partition, une invitation au voyage. Car, à la manière d’un anthropologue de lointaines sociétés, Hervé Mazurel voit le passé « comme un pays étranger ».


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