— 22 décembre 2020
Pour les garçons, il s’agit «d’être à la hauteur». Pour les filles, il faut que ce soit «une chose magnifique». La première expérience de pénétration fait peur : on va «perdre sa virginité». Mais pourquoi parler de «perte» comme au siècle des puritains ?
Depuis la révolution sexuelle, presque plus personne n’arrive vierge le jour de son mariage : à en croire les derniers chiffres (1), 10% seulement des époux-ses en Europe arrivent sans expérience à la nuit de noces. Dans nos sociétés contemporaines, les filles ne sont plus soumises au devoir de chasteté. Pourtant, le mot «vierge» continue de fasciner. C’est à ce paradoxe que deux historiens s’attaquent : dans les Tentations de la chair, un ouvrage qui retrace l’histoire de la virginité depuis le XVIe siècle, ils soulignent à quel point «l’innocence» virginale reste prisée de nos jours. Pour les auteurs, Alain Cabantous et François Walter, «cette quête d’un improbable idéal témoigne surtout de nos rapports difficiles à la sexualité et du poids des fantasmes masculins sur la condition féminine». Tout comme au XIXe siècle, cet idéal semble en effet très prisé. En témoignent les sommes ahurissantes que certains hommes semblent prêts à payer pour le plaisir d’initier une vierge. Sur le site internet Cinderella Escorts – basé en Allemagne –, l’hymen de jeunes filles est mis aux enchères pour un million d’euros (prix de départ). «En mai 2019, plus de 300 [candidates à la défloration tarifée] avaient entrepris cette démarche», rapportent les auteurs.
La nuit de la première fois
Comment comprendre que l’hymen fasse l’objet d’une telle sanctification de nos jours ? Jouissive, assurément, l’enquête menée par les deux historiens promène le lecteur des prisons de nonnes lesbiennes aux cliniques spécialisées en chirurgie intime. Le chapitre le plus étonnant concerne la fameuse «nuit de noces», telle qu’elle apparaît au XIXe siècle, dans toute la splendeur de son absurdité : c’est la nuit durant laquelle une jeune fille «ne sachant rien», maintenue par sa famille bourgeoise dans l’ignorance totale de son corps, est jetée «dans le lit d’un inconnu qui la viole», ainsi qu’Alfred de Musset le formule, dès 1836. A cette époque, les livres de piété pour jeunes filles exaltent les vertus de Marie «assise sur un trône de candeur», et les manuels prescrivent aux communiantes de ne se laver qu’en fermant les yeux, car il s’agit de rester modeste, pieuse et pudique jusqu’au jour béni où un homme «prendra soin de leur bonheur». Le jour béni, inévitablement, vire au cauchemar pour les blanches oies. Elles sont terrorisées et cela d’autant plus qu’on les adjure de rester bien sages pendant le soir fatal. «Laissez faire votre mari, faites ce qu’il voudra.»
«Les effrayants mystères de mes nouveaux devoirs»
La nuit de noces s’achève parfois en traumatisme. Dans les Tentations de la chair, plusieurs témoignages d’époque en donnent une idée glaçante. Agée de 23 ans, Marie Cappelle écrit dans son journal intime que la veille de ses noces (en 1839), plusieurs tantes s’enferment avec elle pour lui dire «des paroles qui [la] faisaient si fortement rougir et trembler, qu'[elle] les arrêtai par un petit mensonge en leur assurant qu'[elle] comprenai[t]». Marie, bien sûr, n’a aucune idée de ce qui l’attend. Le choc est d’autant plus violent. En 1864, Dumas parle de «viol légal». Décrivant le promis comme une sorte de loup-garou, il dépeint la transformation du jeune homme bien élevé à qui on a accordé sa main en satyre. «Là où la jeune fille rêvait un dieu rayonnant, elle voit sauter sur l’autel une sorte de bête velue et trépidante, balbutiant des sons rauques, affamée de sa chair, altérée de son sang. Ce n’est plus l’amour, c’est le viol légal et consacré.» Vingt ans plus tard, en 1884, le docteur Adrien Corriveaud se scandalise que les jeunes femmes subissent la première nuit comme «une sorte de rut sauvage», dont elles ressortent avec le vagin enflammé par ce que le médecin baptise «métrite par balistique».
Défloration mal gérée
La nuit de noces se passe souvent mal. Les écrivains y consacrent des passages très critiques dans leurs romans : Edmond de Goncourt (Chérie), Maupassant (Une vie), Colette (Minne)… Tolstoï lui-même raconte dans la Sonate à Kreutzer cette scène dantesque, au cours de laquelle une jeune mariée s’échappe de la chambre nuptiale en état de choc : «Je me souviens encore de notre stupéfaction quand, pendant la nuit de noces, nous l’avons vue s’enfuir de la chambre, toute pâle et en larmes, tremblant de tout son corps, pour nous déclarer qu’elle ne pouvait même pas nous dire ce que son mari avait exigé d’elle.» Un autre écrivain, Stefan Zweig, relate une anecdote plus étonnante encore, mais authentique celle-là : une de ses tantes serait retournée chez ses parents au milieu de la nuit en refusant de revoir «l’être abominable à qui on l’avait mariée», car ce fou «avait très sérieusement prétendu la déshabiller» (le Monde d’hier). Tout cela peut sembler «obsolète», ainsi que le formulent joliment François Walter et Alain Cabantous, mais sommes-nous si éloignés de cette époque ?
(1) Ces chiffres proviennent «de plusieurs enquêtes sociologiques récentes» mentionnées dans les tentations de la chair et ne sont pas précisément sourcés.
Les Tentations de la chair. Virginité et chasteté (XVIe-XXIe siècle), Alain Cabantous et François Walter, Payot, janvier 2020
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