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jeudi 24 décembre 2020

Jean-Claude Ellena : «Exister, c’est sentir»

Par Catherine Calvet — 23 décembre 2020 

Valentine Reinhardt

L’ancien «nez» d’Hermès publie un atlas des odeurs qui est aussi une histoire naturelle de la parfumerie et de ce sens ignoré qu’est l’odorat.

Dans son dernier ouvrage, Atlas de botanique parfumée(Arthaud), le célèbre parfumeur Jean-Claude Ellena, auteur de Terre d’Hermès, de Globe ou de l’Eau du navigateur, nous fait découvrir un peu de sa bibliothèque des odeurs, de sa palette de parfumeur. Illustré à la façon d’un herbier, c’est à la fois un livre d’histoire naturelle, un carnet de souvenirs et de voyages. Nez de la maison Hermès durant quatorze ans, il raconte ici la métamorphose, mystérieuse et surprenante, de certaines matières premières parfois malodorantes. Au gré de textes sur les racines, fleurs, sécrétions, ou feuilles, on devine aussi une histoire de la parfumerie, de son passé artisanal à son présent industriel. Et une histoire de ce sens longtemps ignoré, l’odorat.

Comment un «nez» traverse-t-il cette période de confinement avec masque ?

Mal, car exister, étymologiquement c’est sentir. Il y a encore 200 ans, le verbe sentir signifiait «comprendre par les sens», cela ne se limitait donc pas à l’odorat et représentait aussi une forme d’intelligence, une intelligence sensible, par le toucher, par l’ouïe. D’ailleurs aujourd’hui encore, sentire en italien se traduit par «entendre» en français. De même, en chinois, sentir signifie «écouter». Toutes ces déclinaisons étrangères disent à quel point l’odorat est un sens complexe qui nous permet d’appréhender la vie.

Si on perd l’odorat, un des symptômes du Covid-19, on perd beaucoup de ses facultés à apprécier la vie. L’odorat est essentiel dans sa relation à l’autre. Avant, on disait qu’on ne pouvait pas sentir quelqu’un pour dire qu’on ne l’appréciait pas. L’attirance olfactive au sein d’un couple est souvent inconsciente. Et quand il y a désamour, certaines odeurs deviennent insupportables et annoncent la fin d’une relation.

L’odorat est aussi une voie d’accès à la mémoire, et à une mémoire d’autant plus précieuse qu’elle porte sur des souvenirs qui n’ont pas été forcément verbalisés mais qui marquent des événements fondamentaux de notre vie. Quant au masque, il est sûrement utile mais il faut en changer souvent, sinon on finit par respirer nos propres miasmes.

Quelle serait votre géographie olfactive ?

Chaque pays, chaque ville, chaque région a une odeur. Mais la géographie des odeurs n’est pas celle des parfums. Les odeurs sont souvent alimentaires, on sent le poisson à Tokyo, on respire l’ail, l’origan et les aromates en Italie, New York a des relents de bretzel, les épiceries coréennes embaument l’eucalyptus qui accompagne tous les bouquets de fleurs vendus dans la rue. Tous mes parfums de «jardin», comme Jardin sur le Nil ou le Jardin de M. Li sont des carnets de voyages. L’idée du Jardin sur le Nil m’est venue pendant un voyage à Assouan, alors que je me promenais parmi des manguiers, qui furent finalement la note dominante.

Je compare souvent le parfum au vin. Dans les deux domaines, on parle de «flacon», mais surtout le résultat du travail sur le raisin est aussi étonnant que celui que l’on peut faire sur certaines tubéreuses. Dans les deux cas, il s’agit aussi du produit d’un terroir, le jasmin indien n’a pas la même odeur que celui du pourtour méditerranéen. Cette fleur a vécu une incroyable aventure géographique. Originaire d’Inde, puis implantée dans des régions méditerranéennes, à l’initiative des parfumeurs grassois, aujourd’hui, la production est redevenue majoritairement indienne.

Ma géographie olfactive est aussi très personnelle, autobiographique. Je me promène dans mes «odeurs», elles constituent un monde à elles seules, je cherche à les comprendre, j’essaye de les dénuder, de les explorer le plus intimement possible. Je veux pouvoir ensuite travailler avec toutes ces odeurs que je décris dans l’atlas, les associer, et en exhaler de l’inattendu. Je voulais aussi souligner leur complexité. Derrière chaque parfum, il y a des matières premières, et un travail humain considérable. Le parfum de certaines matières est loin d’être évident. Les plantes ou substances d’origine sont même souvent malodorantes au naturel. C’est une recherche très contre-intuitive. Je voulais montrer ce travail étonnant sur la matière.

Quelles sont les matières ou végétaux les plus surprenantes à votre nez ?

Pour obtenir un parfum, il faut non seulement cueillir des millions et des millions de fleurs mais avant il a fallu avoir l’intuition qu’il y avait une odeur cachée dans une minuscule graine pour l’hibiscus ou dans une racine pour le vétiver.

Je voulais aussi raconter les histoires naturelles qui font le parfum. Pourquoi les fleurs blanches sont-elles si parfumées ? C’est une question d’évolution, de pollinisation : comme les insectes ne voient pas le blanc, ces fleurs devaient les attirer autrement que visuellement, elles ont donc évolué en émettant des parfums entêtants. Sous les Tropiques, vous remarquerez que les fleurs ont des couleurs très vives, très rouges, très jaunes, mais aucune odeur. La substance odorante ne vient pas toujours des fleurs. Ce sont les feuilles de géranium qu’on utilise en parfumerie.

Vous évoquez principalement les matières naturelles, vous faites aussi un hommage aux parfums de synthèse que vous nommez joliment les «fleurs de laboratoire»…

Les matières naturelles sont une bonne initiation, de plus, il est question de nature, sujet qui actuellement parle presque à tout le monde. La chimie a peut-être moins de poésie mais elle est passionnante également. Et certains produits chimiques ont aussi une personnalité propre, on peut les réinterpréter sans fin.

Vous avez grandi à Grasse, dans les Alpes-Maritimes, et vivez à Paris. Avez-vous des nostalgies olfactives ?

Je sais qu’à Grasse, j’étais dans un contact direct avec la matière. J’allais cueillir le jasmin avec ma grand-mère. C’est une odeur qui m’accompagne encore. J’adore la travailler, la réinterpréter de mille façons. Ici, à Paris, je me sens loin de ces matières olfactives qui ont contribué à me former. Ici, mon travail est avant tout intellectuel, je ne fais que mettre en forme ce que j’ai collecté de sensible ailleurs. C’est une autre étape.

Comment devient-on «nez» ?

Dans les années 70, il n’existait pas encore d’école de parfumerie en France, à part celle de Roure, société industrielle à Grasse qui date de 1946 et fut fondée par le parfumeur Jean Carles. Elles ne verront le jour qu’à partir de 1970. La plupart d’entre nous se forme sur le tas.

Etant fils de parfumeur, je travaillais déjà en fabrication, j’avais l’expérience des alambics et je participais à différentes étapes de la transformation des matières premières. Givaudan, un fabricant suisse de chimiques, de parfums et d’arômes, créa la première école de parfumerie en 1968. J’y ai postulé et j’ai été pris, j’avais alors 20 ans et j’étais marié, nous nous sommes donc installés en Suisse.

Pourquoi les écoles de parfumerie ont-elles été créées si tardivement ?

La parfumerie est restée longtemps un artisanat, dont les créations étaient essentiellement réservées à l’aristocratie ou à la bourgeoisie. La transmission des savoirs était surtout familiale, de génération en génération. Puis, dans les années 60, ce secteur a commencé à toucher le grand public et est devenu progressivement une industrie. Les quantités sont passées de quelques kilos à des centaines de tonnes. On s’est mis à tout parfumer, les détergents, les shampoings, les savons, etc. Il n’y avait plus assez de parfumeurs, ce sont donc les industriels eux-mêmes qui vont ouvrir les premières écoles pour répondre à cette demande croissante.

A l’inverse de ce que le public croit savoir, on utilise aujourd’hui plus de produits naturels, la mondialisation a permis d’accéder à de nouvelles odeurs, à exploiter de nouvelles matières naturelles. Alors que pendant longtemps, la parfumerie européenne se résumait à la rose, au jasmin et à la lavande. On a introduit le géranium en parfumerie il y a seulement une centaine d’années. Le patchouli ou le santal n’apparaissent qu’à la fin du XIXe siècle. Sous l’Ancien Régime, l’iris n’était utilisé que pour poudrer et blanchir les perruques. Il faut attendre l’Exposition universelle de 1900 pour découvrir les essences absolues qui vont permettre une vingtaine d’années plus tard d’obtenir des parfums plus purs, plus stables. La première essence absolue sera celle du jasmin.

La science des odeurs est aussi très tardive…

Le parfum est pourtant très ancien, il est présent dès l’Antiquité, et pourtant les premiers botanistes ne décrivent jamais l’odeur des plantes. Il peut être difficile pour certains de décrire les odeurs qui sont parfois fugaces. La vue a tendance à écraser les autres sens. Je dis souvent qu’il faut fermer les yeux pour bien sentir. Mais il faut aussi des mots, car pour créer des parfums, il faut avoir un discours, quelque chose à raconter, sinon, on ne va nulle part et on risque de subir les demandes extérieures (des services marketing par exemple). C’est rarement intéressant. Vouloir mettre des mots sur des odeurs est un travail quotidien.

C’est ce travail quotidien qui permet de mieux percevoir une odeur, de la décomposer dans toute sa complexité. C’est un travail presque littéraire, les odeurs sont des mots dont on fait des phrases, on écrit un parfum comme un livre. Il faut jouer avec les différentes matières odorantes comme on joue avec les mots, jusqu’à leur faire dire des choses inattendues.

Comment avez-vous sélectionné les éléments de cet atlas botanique ?

Il y en avait bien sûr beaucoup plus dans ma première version, j’ai dû faire une sélection sévère. J’ai coupé dans les nuances infinies, il y a des quantités de menthes inimaginables. J’ai essayé de garder des matières qui parlent à tout le monde. Les matières les plus évocatrices mais aussi celles qui racontent au mieux le processus de transformation d’odeurs en parfum. Je voulais raconter que certains parfums ne sont pas ce qu’on croit, que le patchouli n’est pas un bois mais un feuillage. Chaque parfum s’inscrit dans une géographie mais aussi dans une histoire, dans une époque, le patchouli est très générationnel, c’est une des odeurs de Mai 68.

De même l’ambre de parfumerie n’a rien à voir avec le fossile dont on fait des bijoux, c’est une abstraction olfactive, une odeur inventée. Ce qu’on appelle «l’ambre gris» est une sécrétion du cachalot qui ressemble à une petite boule de cendre. Et il est important de souligner aussi qu’on ne tue pas l’animal pour obtenir la substance, on la récolte sur les plages ou flottant sur la mer. J’ai aussi voulu rendre hommage aux mauvaises odeurs qui sont à l’origine des parfums les plus évocateurs. Je célèbre aussi l’absinthe et l’armoise car en parfumerie comme dans la vie, il faut savoir découvrir les vertus de l’amertume.

Et avez-vous une odeur de prédilection ?

Quand on est parfumeur, il ne faut surtout pas avoir d’odeur préférée, sinon, vous risquez de vous répéter, ce serait comme avoir un tic d’écriture pour un écrivain. J’aborde les odeurs de façon très intéressée, je cherche toujours ce que je peux en extraire de nouveau, avec quelle autre odeur puis-je la marier pour révéler une nouvelle flagrance. Les odeurs m’intéressent presque toutes, sauf quand elles sont imposées.

Jean-Claude Ellena Atlas de botanique parfumée Arthaud, 168 pp`



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