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jeudi 11 juin 2020

Retour sur le procès de France Télécom: les dégâts de la langue managériale

Les chiffres et les prévisions, les courbes et les trajectoires font disparaître les femmes et les hommes, selon le processus bien connu de fétichisation de la marchandise, note une sociologue citée dans l’ouvrage « La Raison des plus forts. Chroniques du procès France Télécom », coordonné par Eric Beynel.
Par  Publié le 10 juin 2020

« La Raison des plus forts. Chroniques du procès France Télécom », coordonné par Éric Beynel. Editions de l’Atelier, 320 pages, 21,90 euros.
Le Livre. Le lundi 6 mai 2019, dans la salle bondée du tribunal correctionnel de Paris, quatre (ex-)hauts dirigeants de France Télécom écoutent la présidente du tribunal lire les constats opérés par les magistrats instructeurs qui leur imputent la mise en place et l’exécution d’« une politique d’entreprise visant à déstabiliser les salariés et agents, et à créer un climat professionnel anxiogène ».
C’est le début du procès de France Télécom. Quarante et un jours qui marqueront un tournant dans le droit pénal du travail. Dans La Raison des plus forts (Editions de l’Atelier), coordonné par le porte-parole de l’Union syndicale Solidaires Eric Beynel, sociologues, avocats et écrivains éclairent dans une chronique quotidienne le procès d’une lumière particulière.
Monique Fraysse-Guiglini témoigne du déni dont fait preuve la direction des ressources humaines (DRH). Alerté dès la mi-2007 par l’augmentation des visites médicales à la demande, le médecin du travail tente bien de prévenir, avec une dizaine de confrères, le DRH Didier Barberot. « Il ne prend en rien la mesure de ce que nous essayons de lui dire. Il plaisante, tente de nous rassurer, et finalement nous dit que les médecins, c’est bien normal, ne voient que les gens à problèmes. »

Dans sa chronique, le réalisateur Vincent Gaullier revient sur la posture du patron, en analysant l’attitude de Didier Lombard, ancien PDG de France Télécom, lors de l’audience du lundi 20 mai. La sociologue Odile Henry décortique le langage managérial, qui fait disparaître, derrière les chiffres et les prévisions, les courbes et les trajectoires, les hommes et les femmes, « selon le processus bien connu de fétichisation de la marchandise. » Ce procès contribue, selon la sociologue, à « débanaliser la langue managériale et met en avant son caractère orwellien ».

Cynisme, aveuglement et impunité

A la veille du procès, près de vingt ans après les premiers textes sur le harcèlement moral et dix ans après la terrifiante crise des suicides à France Télécom, « les capacités de déni des grandes entreprises étaient telles que la déstabilisation volontaire des conditions de travail de l’ensemble du personnel d’une des plus grandes entreprises françaises, qui avait pour but d’éliminer des milliers d’employés, pouvait être revendiquée comme relevant des prérogatives ordinaires d’une direction », rappellent Mes Jean-Paul Teissonnière et Sylvie Topaloff, avocats SUD-PTT Solidaires.
Souvenez-vous des propos du PDG Didier Lombard, qui appelait à « arrêter cette mode des suicides » : ils frappent non seulement par leur cynisme, mais aussi par l’aveuglement dont ils sont l’expression. La faible judiciarisation des risques psychosociaux a développé, chez les dirigeants, un très fort sentiment d’impunité, conforté par l’indéchiffrable complexité des organigrammes et les processus incessants de réorganisation. Quel sens donner alors au procès de cette opération gigantesque de déshumanisation ? Les débats et les arbitrages des magistrats auront-ils des conséquences sur la manière dont est organisé le travail ?
S’il n’a pas mis fin aux « organisations pathogènes du travail et encore moins au cynisme et le mépris qui les sous-tendent, à la morgue des capitalistes », ce qui s’est dit ne restera pas confiné dans l’enceinte du tribunal de grande instance, estime Eric Beynel. « Sans doute est-ce là un pan de notre histoire collective dont on ne peut mesurer aujourd’hui l’importance qu’il aura. »
Derrière les milliers de pages et les dizaines d’heures de débats, il y a ces centaines de femmes et d’hommes marqués à jamais et, autour d’eux, des milliers d’autres qui se reconnaissent en eux. « Ce qui aurait pu rester dans le secret et l’invisibilité du fonctionnement d’une entreprise est aujourd’hui disséqué et cela peut nous aider. »

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