La psychiatre Fatma Bouvet de la Maisonneuve reçoit des patients qui livrent des vies empoisonnées par les discriminations et les préjugés.
Ils sentent « quelque chose » en eux qui leur tord le bide. Un « truc » qui vient gifler leur âme et abîmer leur corps. Une douleur les tourmente, les enlace si fort qu’ils en suffoquent. Un mal-être ? Une dépression ? Une crise d’angoisse ? Un peu des trois. Quelle est la cause de cette mauvaise sensation ? Leur gueule de « métèque ». De par leur apparence et leur origine nord-africaine, ils ont l’impression de se sentir en France comme l’éternel étranger ; de n’être jamais à leur place ; ou de voir leur carrière professionnelle patiner. Quoi qu’ils fassent. Le malaise est profond, au point parfois de ne plus en dormir la nuit. Ce désarroi les a obligés à consulter un thérapeute pour ne pas perdre la tête.
Chaque jour, dans un cabinet médical exigu de Montrouge (Hauts-de-Seine), la psychiatre Fatma Bouvet de la Maisonneuve reçoit, entre autres, des patients issus de la diaspora maghrébine pour parler de leur souffrance. Et le mot est faible… Tunisiens, Marocains, Franco-Algériens, de tout âge et de toute catégorie sociale, ils vivent très mal les préjugés contre les Nords-Africains qu’ils disent subir au quotidien. Des petites remarques anodines aux discriminations les plus crasses, ces femmes et ces hommes n’arrivent plus à faire face aux humiliations. Pour comprendre leur souffrance qui heurte leur identité, il faut s’asseoir près d’eux sur l’une des deux chaises en osier du bureau, garantir leur anonymat et les écouter sur plusieurs séances de trente minutes chacune. Comme ce récent jeudi de septembre.
Sans un pli
« Alors, comment ça va ? », lance Fatma Bouvet de la Maisonneuve à son patient dans un grand sourire. La peau encore ambrée par le soleil de Tunisie, ce quadra raffiné au costume impeccable et sans un pli, lui répond d’un faible « ça va ». « Je vous sens un peu fatigué ? », ajoute-elle en relisant le dossier qui lui est consacré. « J’ai déjà perdu tous les bénéfices des vacances à cause de tout ce contexte en France », dit-il avec un petit rictus en coin. « Ce contexte » ? Ce sont les incessants discours des politiques au sujet de l’immigration qu’il prend de plein fouet. Et l’énième débat sur ce sujet, voulu par Emmanuel Macron, qui doit d’ailleurs commencer lundi 7 octobre à l’Assemblée nationale, ne va en rien l’apaiser. Il ne supporte plus non plus les débats routiniers sur l’islam ou le voile retransmis en boucle par les chaînes d’info en continu… Ça l’affecte trop, tout comme son métier.
Il y a plusieurs mois, il est venu voir « d’urgence » Mme Bouvet de la Maisonneuve pour parler de harcèlement au bureau. Lui – comme d’autres patients – a entendu parler de cette spécialiste en psychiatrie lors de la parution, en 2017, de son livre Une Arabe en France (éd. Odile Jacob). Elle y raconte son exode de Tunis à Paris, et le travail qu’elle a dû mener pour lutter contre les stéréotypes. Selon ce quadra, sa « tête d’arabe » ne correspondait pas aux clichés que se faisaient certains collègues de ses semblables. « Et ça les perturbait beaucoup », se rappelle-t-il. Analyste dans une grande banque française, toutes ses demandes d’augmentation ou d’avancement ont été, selon lui, refusées. « Je pensais que c’était moi le problème, pas ce que je pouvais représenter. Plus je m’investissais au boulot, plus je montrais de la faiblesse et plus on en profitait pour taper sur moi », explique-t-il. La psychiatre l’a mis plusieurs mois en arrêt maladie : « Ça aurait pu être très grave », assure-t-elle.
« Vous êtes du coup très replié sur vous », réagit la docteure, pleine d’empathie, qui continue à prendre des notes manuscrites. Le quadra ne veut plus faire l’effort d’aller vers les autres. « Mais aujourd’hui tout va bien parce que je ne demande plus rien à ma hiérarchie », assure-t-il. Il espère néanmoins une chose : avoir une légère augmentation. « J’ai très mal négocié mon salaire, je demande juste à être payé comme mes collègues femmes, pas comme les autres hommes, je ne peux pas aspirer à plus », argue-t-il. « C’est terrible ce qu’il dit, il considère sa situation pire que celle que vivent les femmes en entreprise », observe la psychiatre. Pour soulager son esprit, son patient retourne régulièrement en Tunisie depuis la révolution fin 2010. « Je suis né en France, mais là-bas, je ne fais pas semblant, je peux être moi », dit-il d’une voix légèrement tremblotante.
« Combat contre moi-même »
Etre soi ? Partir ailleurs ? Revenir aux sources ? Telles sont les questions que se pose cette jeune trentenaire. Les cheveux aussi noirs que sa longue jupe, un style à la new-yorkaise, cette ingénieure s’est longtemps sentie perdue dans son « algérianité », comme elle le martèle. Née à Constantine dans une famille bourgeoise, cette « tchi-tchi » – mot qui désigne la jeunesse dorée – a grandi en détestant les Algériens. « Etre une femme là-bas était compliqué. J’étais un peu raciste vis-à-vis d’eux, je les méprisais. J’avais une vision tellement négative de mon pays et idéalisée de la France », souligne-t-elle. Quand elle est arrivée à Paris pour ses études, elle a justement constaté que des Français la voyaient « comme moi je percevais les Algériens, j’étais devenue une Algérienne parmi d’autres », précise-t-elle. Elle a commencé à développer un complexe : « Dès que je n’arrivais pas à faire quelque chose, je pensais que c’était parce que j’étais algérienne. C’était dans ma tête. J’ai réalisé que je faisais un combat contre moi-même », concède-t-elle.
Elle a longtemps mal vécu cette « algérianité » : on n’était pas considérée tout à fait « comme les autres », ni par ses camarades de prépa, ni par ceux qui sont nés en France et qui sont d’origine algérienne. Sa personnalité ne collait pas à leurs idées reçues parce qu’elle boit de l’alcool et mange du porc. « Je devais être forcément musulmane pour les uns comme pour les autres. Les clichés ont la vie dure. On est un peu assaillis de partout », débite-elle.
Les minutes défilent. Après plusieurs années de thérapie et de dépression, elle a réussi à s’accepter. Désormais naturalisée française, elle tente de comprendre les motivations qui l’ont poussé à traverser la Méditerrannée. « Qu’est-ce que je fais là ? Vraiment ? », lance-t-elle. Silence. Elle avait voulu étudier en Europe pour aider au développement de l’Afrique. Silence. Les larmes lui viennent. « Quelque part, j’ai envie d’éviter à certains de partir de chez eux. C’est très dur l’exil. Je ne m’en rendais pas compte, j’en pleure aujourd’hui de manière apaisée ; mais cette sensation de n’être jamais bien là où on a envie d’être, c’est difficile à vivre », souligne-t-elle.
L’après 11-Septembre
Depuis onze ans qu’elle exerce en cabinet, Fatma Bouvet de la Maisonneuve reçoit des malades qui doivent vivre avec « une véritable douleur qui n’est pas comprise », argue-t-elle. Elle ajoute en précisant : « Avant j’exerçais à l’hôpital Saint-Anne, mais un cabinet possède une atmosphère différente, il est propice à l’intimité, aux confidences et à l’anonymat. En réalité, en vingt-cinq ans de pratique de la psychiatrie en France, j’ai toujours entendu ce genre de discours sur les discriminations. »
Mais pour elle, tout a radicalement changé après les attentats du 11 septembre 2001. « Il y a eu un soulèvement de questions identitaires que beaucoup ne s’étaient jamais posées et cette crise a été exacerbée lors du débat sur l’identité nationale en 2009 organisé sous la présidence de Nicolas Sarkozy, rappelle-t-elle. Depuis la souffrance est constante et ça n’est pas prêt de s’arranger : les débats sur l’immigration ou sur l’islam sont perpétuellement dans l’agenda politique. Et l’avènement de personnalités médiatiques comme Eric Zemmour et Alain Finkielkraut aggrave le mal. » Dans son rapport 2018 sur « la lutte contre le racisme sous toutes ses formes », publié en avril, la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) note que les actes à caractère raciste touchent principalement la « communauté maghrébine » avec 42,2 % des actions violentes commises à son encontre.
Retour au cabinet, quelques jours plus tard. Une autre jeune femme, tatouage tribal, tee-shirt et pantalon noir sportswear, un débit à deux cents à l’heure, a retrouvé le sourire : elle vient enfin d’avoir un CDI dans une entreprise américaine. Elle se sent mieux dans sa peau : son ancien job l’avait brisée. Il y a quelques années, elle travaillait pour un centre d’appel. Lors de son entretien d’embauche, on l’avait félicitée pour son français impeccable. « Mais au moment de négocier mon salaire, je leur annonçais que je n’avais qu’un titre de séjour et là, on m’avait sorti qu’il fallait que je bosse certains aspects, que j’avais un accent. Ça m’avait complètement cassée », se souvient-elle. On lui avait aussi imposé un prénom « plus français » pour se présenter au téléphone. « On écoutait mes appels, des collègues se moquaient de moi en imitant ma voix, relate la patiente. J’étais l’Arabe qui venait de loin. Si on m’avait dit cela avant de venir ici, j’aurais dit que c’était encore un cliché pour diaboliser les Français. J’étais en apnée, je sentais mon corps partir, j’ai fait deux ans de cauchemars. »
Elle ne veut plus « se victimiser » aujourd’hui ni se laisser faire, même si, dans son nouveau travail, on n’arrête pas de la prendre en photo « pour montrer qu’il y a de la diversité dans l’entreprise ». Elle préfère en rire. La jeune femme est venue de Tunisie pour finir ses études et s’est mariée avec un Français qu’elle a rencontré il y a onze ans. Elle a dû batailler avec sa belle-famille, assez méfiante. « J’étais une sorte de bête de foire. Elle était étonnée que je sois instruite pour une Arabe », lâche-t-elle.
Cohésion nationale
Des histoires comme celles-ci continuent de surprendre et de toucher Fatma Bouvet de la Maisonneuve. Elle écoute ses patients perdus et blessés, toujours assise face à eux. Elle leur parle beaucoup, les relance, connaît par cœur leur parcours et prescrit pour les cas les plus sévères des antidépresseurs pour soulager leur souffrance morale. Dans son bureau, les anecdotes de vie s’accumulent comme ce patient qui raconte qu’un collègue lui avait demandé un jour « s’il pouvait uriner pendant le ramadan ». D’autres s’interrogent sur la nécessité de laisser leurs enfants manger du porc ; de leur donner un prénom qui ferait « moins arabe » ; ou de circoncire les garçons. Tous affirment devoir travailler plus que les autres, être irréprochables pour donner une bonne image et ne pas être assimilés à un extrémiste religieux ou à un délinquant.
Face à ces dégâts psychologiques, la docteure en appelle à la responsabilité de ceux qui ont la charge de la cohésion nationale d’« apaiser l’atmosphère » et de « cesser toute violence verbale » destinée à des gens de plus en plus stigmatisés. « Il y a des mots qui démolissent des vies. Tous les préjugés que beaucoup subissent sont autant de microtraumatismes qui font mal », insiste-t-elle. Ce sont aussi un coût pour la société : les séances et les médicaments prescrits sont en partie pris en charge par la Sécurité sociale. Et son cabinet n’est pas près de désemplir.
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