Laurent-Henri Vignaud, historien spécialiste des mouvements « antivax », fait le bilan de trois mois de rumeurs sur les vaccins, en pleine crise du coronavirus.
Des messages qui accusent l’industrie pharmaceutique de préparer des vaccins hors de prix, des groupes Facebook qui affirment que la vaccination est inutile, des sites obscurs qui voient dans la crise du Covid-19 un plan pour injecter des puces 5G à la population mondiale… Les discours antivaccins sont bien implantés en France. Mais ces derniers mois, à la faveur de la crise sanitaire, ils ont redoublé de vigueur, jusqu’à trouver des relais médiatiques chez des stars comme l’actrice Juliette Binoche ou le rappeur Booba.
Laurent-Henri Vignaud, historien des sciences à l’université de Bourgogne, est coauteur avec Françoise Salvadori d’Antivax : la résistance aux vaccins du XVIIIe siècle à nos jours (Vendémiaire, 2019). Il dresse le bilan de cette séquence de rumeurs anxiogènes, et les remet en perspective.
La pandémie a-t-elle accéléré les discours antivaccins ?
C’est ce que tend à montrer une étude publiée dans Nature [sur la place respective des discours pro et antivaccins sur Facebook depuis le début de la pandémie]. Celle-ci conclut que les « antivax », très bruyants, ont réussi à convaincre une grande partie des hésitants, alors que les « provax » se marginalisaient. Mais il faut rester prudent sur ce genre d’études construites à partir des réseaux sociaux.
Ce qui est certain, c’est qu’un monde surinformé, c’est aussi un monde surintoxiqué. Le Covid-19 en offre une parfaite illustration : tandis que certains parlent d’un vaccin dès la rentrée, ce qui est irréalisable quand on connaît les processus, les antivax spéculent déjà à l’envi : il sera inefficace, néfaste, obligatoire…
La question de son caractère obligatoire est d’ailleurs très française. En réalité, les autorités de santé décident au cas par cas. Certaines maladies demandent un taux de couverture vaccinale très élevé, comme la rougeole, mais chaque maladie, chaque vaccin a son fonctionnement. C’est agiter la peur dans la tête des gens.
Le contenu du discours antivaccin a-t-il évolué pendant la crise du coronavirus ?
Pas vraiment. Les deux thèmes dominants sont politique – le combat contre « Big Brother » – et économique – le combat contre « Big Pharma ». Quoique anciens, ils obsèdent l’antivaccinisme moderne. Cela donne des discours selon lesquels les vaccins contre le Covid-19 serviraient à glisser des puces électroniques sous la peau pour nous contrôler, ou uniquement à faire du profit.
Y a-t-il une particularité du discours antivaccin en France ?
Dans les pays occidentaux, les arguments sont toujours à peu près les mêmes. La vaccine, qui est le premier vaccin inventé par Edward Jenner [au XIXe siècle], a été mondialisée en quelques années au début du XIXe siècle, et le discours antivax s’est lui-même mondialisé très rapidement.
L’internationale antivax est aujourd’hui comme un poisson dans l’eau avec les réseaux sociaux. On l’a vu avec le rappeur Booba, qui a partagé en France un documentaire américain [Vaxxed] basé sur la polémique Wakefield [Andrew Wakefield, chercheur britannique contesté ayant affirmé un lien entre vaccination et autisme], qui a eu lieu en Angleterre en 1998. Un épisode national à l’époque est devenu international.
Comment expliquer que Bill Gates [par ailleurs partenaire financier du « Monde Afrique »] ait tant cristallisé l’attention des antivaccins ?
Bill Gates est depuis longtemps dans le collimateur parce qu’il a investi, via le fonds Gavi, dans des campagnes vaccinales internationales. Le bonhomme était déjà connu. Ce qui est inédit, c’est la combinaison du classique – le capitaliste qui vend des vaccins inutiles – avec le nouveau – le geek –, qui veut glisser des puces de contrôle mental sous la peau. Pour les antivax, c’est merveilleux : Bill Gates représente Big Brother et Big Pharma dans la même personne ! Le vaccin anti-Covid devient hybride lui aussi, on l’accuse d’être à la fois inefficace et dangereux d’un côté, et espion de l’autre.
Ce discours antivaccin porte-t-il autant en Afrique ?
De ce que j’en sais, la situation en Afrique est assez contrastée, et on l’a vu avec l’épidémie de Covid. Alors que certains pays pronostiquaient l’enfer africain, les confinements ont été plutôt suivis. Pourquoi ? Parce que, comme dans les pays asiatiques et contrairement aux populations européennes, les populations africaines sont habituées et sensibilisées au risque épidémique. On peut citer le sida, et bien sûr Ebola, qui a fait peur à de nombreux pays d’Afrique de l’Ouest étant donné sa létalité très élevée.
Mais il existe également une partie de l’opinion africaine qui critique les vaccins, vus comme de la médecine occidentale inutile. Il y a une particularité toutefois, c’est la place de l’antivaccinisme religieux, porté par des groupes chrétiens ou musulmans essentiellement. Avec des prises de position très fortes d’évêques contre certains vaccins, accusés par exemple d’être réalisés à partir de fœtus humains.
Quelle est la part de faits avérés et d’infox dans les discours antivax qui ont circulé ?
Le fameux vaccin qui serait préparé à partir de cellules de fœtus a effectivement été conçu, dans les années 1960, à partir d’avortements thérapeutiques et de prélèvements de cellules. Mais ce sont les descendantes de ces cellules que l’on utilise aujourd’hui. Quand les milieux antivax catholiques disent que l’on utilise des fœtus avortés pour fabriquer ce vaccin, c’est donc approximativement vrai et techniquement faux. Le diable est dans les détails ! Le bon menteur, c’est celui qui s’appuie sur 80 % de vérité pour y glisser 20 % de mensonge. Mais c’est ce mensonge qui est important, qui doit susciter émotion et réaction.
Dans les discours antivaccin, il y a souvent une étude parue qui a tenté de prouver que tel ou tel adjuvant était toxique, par exemple celle du professeur Romain Gherardi sur les sels d’aluminium. Sauf qu’elle n’a jamais pu être reproduite. Dans le cas d’Andrew Wakefield, la publication scientifique existe, mais a été rétractée car les données étaient erronées.
Un autre exemple connu, c’est l’idée que les grandes épidémies ont commencé leur décrue avant l’arrivée des vaccins, comme la rougeole. Donc les vaccins seraient inutiles. Le début de la phrase est vrai, mais le reste est faux. Oui, pour des raisons politiques, environnementales, etc., des maladies ont pu reculer, mais c’est le vaccin qui a permis de quasiment les éradiquer.
Tout l’art de la manipulation, de l’argumentation antivax consiste à aboutir, à partir de ces faits réels, à des discussions fausses ou discutables.
Alors que les débats sur l’hydroxychloroquine continuent de faire rage, peut-on suspecter les grands laboratoires de défendre des intérêts financiers aux dépens de la santé publique, sans tomber dans le complotisme ?
Il est parfaitement légitime de poser la question des profits dans l’industrie de la santé. Combien ça coûte de produire un vaccin ? A combien doit-il être vendu ? Que faire des populations qui, face à leur prix, ne peuvent se le payer ? C’est un vrai débat, qu’on ne peut trancher de manière simple. On sait que les laboratoires ont un problème en général avec les génériques. A partir du moment où ils sont privés, ils préfèrent les produits high-tech, vendus très cher. Ils ont une logique capitaliste de profit.
Un exemple peut venir à l’esprit des antivax les mieux informés : celui des vaccins combinés apparus dans les années 1980. C’était une grande avancée, notamment pour les enfants, mais elle rendait aussi obsolète la production des vaccins à souche unique, peu coûteux. L’industrie pharmaceutique a donc fait d’une pierre deux coups : elle a produit un vaccin qui avait la préférence du marché tout en redéposant de nouveaux brevets, ce qui lui a permis de vendre ces vaccins combinés plus cher.
Certains antivax en font la critique. Si c’est pour dire que cela crée de l’autisme, c’est du pur délire. Mais affirmer qu’ils posent question d’un point de vue économique, ce n’est pas délirant. Cependant, ils sont aussi avantageux du point de vue du consommateur : ils sont plus sûrs, plus efficaces.
La place prise par le discours antivax peut-elle représenter un danger pour la seconde phase de la lutte contre le Covid-19 ?
Je suis historien, pas sociologue, mais, à mon sens, le mouvement antivax reste marginal. Historiquement, ses militants ont pu obtenir des victoires, mais ils n’ont jamais empêché les Etats et les sociétés de vacciner. Dans les situations de menaces épidémiques réelles, il y a une demande.
Si le Covid-19 revient, le problème, ce ne sera pas les antivax, que vous ne convaincrez jamais, mais de réussir à produire assez de doses de vaccins pour tout le monde. Et le jour où le vaccin sera là, il faudra surtout se demander à qui le donner en priorité, évaluer les effets secondaires dans un contexte d’urgence. Et définir à quel coût, pour combien d’injections ? Or ce ne sera pas aux antivaccins de répondre à ces questions.
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