Marie Garrau : «Le virus a opéré une universalisation brutale du sentiment de vulnérabilité» Photo Felipe Camacho
Longtemps masquée derrière des amortisseurs sociaux et sanitaires, la sensation de vulnérabilité n’était plus éprouvée que par les classes les plus précaires de la société. La crise du coronavirus a fait resurgir cette angoisse chez tout le monde, explique la philosophe, en même temps qu’elle a exposé et exacerbé les inégalités.
Des pancartes de remerciements aux soignants aux mots doux laissés aux éboueurs sur les poubelles, l’épidémie de Covid-19 a permis une reconnaissance des métiers nécessaires au fonctionnement de notre société, faisant éclater une vérité sans doute trop oubliée : nous dépendons les uns des autres. Que peut-on attendre de cette prise de conscience ? Pour la philosophe Marie Garrau, auteure de Politiques de la vulnérabilité (CNRS éditions, 2018), cette reconnaissance de l’importance du care, pris au sens large du terme, pourrait ainsi avoir des conséquences réelles sur l’organisation du travail, et de nos existences en général. Une possibilité qui ne se fera pas sans résistances.
Le coronavirus, en mettant en lumière la nécessité du soin, peut-il permettre de régler la boussole de nos sociétés toujours plus libérales, plus individualistes ?
La crise actuelle a en effet mis en lumière le fait que nous dépendons, chacun et chacune, mais aussi collectivement, d’un ensemble d’activités que le terme de «soin» en français, et le terme de care en anglais permettent d’approcher. On a beaucoup parlé des soignants, à l’hôpital, dans les Ehpad, au domicile des personnes âgées et malades, mais aussi des enseignants et des assistants d’éducation. On a également pris conscience, publiquement, de l’importance qu’avaient des activités qui, à première vue, semblent plus éloignées du soin au sens médical du terme, mais qui s’inscrivent pourtant dans un continuum de pratiques qui ont pour but de «maintenir, perpétuer, réparer notre monde, de façon à ce que nous puissions y vivre aussi bien que possible» pour reprendre la définition que Joan Tronto donne du care, dans le livre Un monde vulnérable. Je pense aux activités de ménage et de nettoyage. Plus largement, le traitement politique de la pandémie, en particulier la décision du confinement, a attiré l’attention sur l’importance qu’ont aujourd’hui certains emplois, étant donné la manière dont sont structurés les processus de satisfaction des besoins du plus grand nombre : je pense aux caissières, aux manutentionnaires de la grande distribution, aux livreurs, aux transporteurs, qui occupent, dans les processus qui permettent à la vie de se maintenir, des positions décisives mais exposées et peu reconnues. C’est donc l’importance du soin pris en un sens très large et entendu comme un processus social complexe permettant le maintien de l’existence que la crise actuelle a mis en lumière.
Que peut-on attendre de cette prise de conscience, qui n’est d’ailleurs ni homogène ni sans doute totale ?
De la prise de conscience à l’action et à l’action collective, il n’y a pas d’immédiateté. Mais une des possibilités est qu’elle conduise à transformer les valeurs à l’aune desquelles sont prises les décisions politiques et organisées la production, la vie sociale et politique. Il faut mettre au premier plan la question de savoir à quoi nous tenons collectivement - au double sens de cette expression. J’espère que l’importance du care, la complexité et les difficultés qui sont propres à ces activités - qui ne demandent pas seulement du dévouement et de la compassion - seront davantage reconnues. Ceci impliquerait que l’on revalorise les salaires des travailleurs et travailleuses du care, mais aussi que l’on repense leurs formations et que l’on écoute ce qu’ils et elles disent des conditions qu’ils et elles estiment nécessaires à un travail de qualité. La reconnaissance de l’importance du care pourrait ainsi avoir des conséquences réelles sur l’organisation du travail, et de nos vies en général. Mais précisément parce que les conséquences d’une telle reconnaissance sont immenses, je ne pense pas qu’on doive être trop optimiste. Aucune transformation sociale ne se fait automatiquement, sans conflits ni résistances.
Le virus a aussi rappelé violemment la vulnérabilité fondamentale de nos existences. L’avions-nous trop oubliée ?
En tant qu’êtres humains, nous sommes fondamentalement vulnérables : nous sommes des êtres corporels et relationnels, qui dépendons d’autres que nous - personnes, institutions, êtres non humains, ressources naturelles - pour vivre et bien vivre. Nous sommes par conséquent exposés à l’action de ces autres sur nous et à la modification des relations que nous entretenons avec eux. Cette vulnérabilité n’est pas nécessairement un mal, c’est un fait, et aussi la condition à laquelle nous pouvons agir dans et sur le monde. C’est sans doute d’abord en raison de cette ambivalence, et de sa dimension constitutive et donc ordinaire, que la vulnérabilité passe le plus souvent inaperçue, ou que nous l’oublions. Bien sûr nous expérimentons tous la souffrance, l’impuissance face au monde ; nous tombons malades, nous vieillissons, nous perdons des êtres chers. Mais ces expériences-là semblent irréductibles. De plus, leurs modalités et le sens que nous leur donnons sont déterminés par le contexte social et historique dans lequel nous vivons. Or nous vivons dans une société qui a su - jusqu’à un certain point et jusqu’à une période récente - répondre à cette vulnérabilité en mettant en place un système de protection sociale qui, s’il était loin d’être parfait, a largement permis de dissocier l’expérience de la vulnérabilité de celle de la catastrophe, et a mis une majorité de gens en position de bien vivre leur vie vulnérable. On pourrait ainsi dire que, paradoxalement, c’est parce que nous avons construit des institutions fondées sur la reconnaissance de la vulnérabilité que nous avons pu oublier que nous étions vulnérables.
Et pourtant ces institutions protectrices sont sans cesse affaiblies par des coupes budgétaires…
En effet, depuis trente ans, les institutions de la protection sociale font l’objet d’attaques répétées et de remises en cause violentes - les derniers exemples en date ne manquent pas, pensons simplement à la réforme des retraites ou au définancement de l’hôpital public. De plus, les politiques économiques menées depuis quarante ans ont conduit à une hausse spectaculaire du chômage et de la précarité et à une augmentation des inégalités de revenus et de qualité de vie. Enfin, les effets environnementaux de notre modèle économique sont devenus patents. Dans ce contexte, le fait que nous soyons vulnérables est redevenu évident, et douloureusement, pour nombre de gens. Et ce, alors même que se multipliaient les injonctions à la performance, à l’autonomie et à la responsabilité individuelle, qui opèrent un déni systématique de notre vulnérabilité fondamentale. Donc, plutôt que par un oubli de la vulnérabilité, il me semble que la période récente est marquée à la fois par la tentation de la dénier et par sa reconnaissance différenciée : nous préférons sans doute ne pas nous penser comme vulnérables, mais nous ne sommes pas toutes et tous en mesure de faire comme si ce n’était pas le cas. Si cette hypothèse est correcte, alors je dirais que la rupture induite par la crise du coronavirus vient de ce que la vulnérabilité s’est rappelée soudainement et avec insistance à la mémoire de celles et ceux qui, justement, étaient encore en position de faire comme s’ils n’étaient pas vulnérables. Elle a opéré une universalisation brutale du sentiment de sa propre vulnérabilité.
Le virus et le confinement ont agi comme un miroir grossissant des inégalités. Tous vulnérables certes, mais certains plus que d’autres…
En effet. Et il faut penser les deux aspects ensemble. Nous sommes toutes et tous vulnérables, mais nous le sommes inégalement et nous ne le sommes pas toutes et tous aux mêmes choses. La crise du coronavirus a rendu cela très clair. Nous le sommes, parce que nous pouvons toutes et tous être touchés par le virus, et parce que, dans la propagation du virus comme dans la protection contre le virus, nous dépendons les uns des autres et des structures collectives qui existent ou qui font défaut. Mais nous ne le sommes pas également. Certains sont plus vulnérables que d’autres aux formes sévères du virus, car ils présentent des facteurs de comorbidité. L’âge et l’état de santé constituent des facteurs d’une vulnérabilité plus grande. Certains se sont avérés plus vulnérables que d’autres à la contagion, en particulier en raison de leurs conditions de vie et/ou de travail. Des facteurs sociaux interviennent donc aussi et de façon centrale pour rendre compte du degré de vulnérabilité et de la capacité plus ou moins grande des individus à se protéger, du virus mais aussi des formes de violence que la gestion politique du virus a pu engendrer ou accentuer. Car l’arrivée du virus n’a pas fait disparaître l’ensemble des facteurs de vulnérabilité sociale qui préexistaient, bien au contraire. On sait que l’expérience du confinement a été radicalement différente pour les uns et pour les autres, notamment en fonction du genre, de la classe et de la race.
Quand la vulnérabilité est-elle devenue un sujet politique ?
La catégorie de «population vulnérable» est relativement récente, mais elle a connu une nette inflation depuis les années 90, comme l’ont montré Axelle Brodiez-Dolino ou Hélène Thomas, au point de devenir une «catégorie de l’action publique», comme l’écrit le sociologue Marc-Henry Soulet. Cette catégorie sert à désigner différents groupes de population - les personnes âgées dépendantes, les personnes en situation de handicap, les femmes victimes de violence, les personnes migrantes. Et ses usages sont profondément ambivalents : être identifié comme vulnérable peut donner accès à des formes de protection spécifiques. Mais dans une société qui valorise globalement l’autonomie sans voir ou en ne voulant pas voir que celle-ci s’étaye sur une multitude de relations de dépendance, cela peut aussi être stigmatisant. Surtout, l’idée même qu’il existe des «populations vulnérables» pose problème, parce que cela suggère que les autres ne le seraient pas, et parce que cette idée s’adosse souvent à une conception problématique de la vulnérabilité, qu’on peut qualifier de substantielle et de privative : d’une part, la vulnérabilité est comprise comme la propriété intrinsèque de certains groupes, et les questions de savoir à quoi ces groupes sont vulnérables et ce qui les rend tels sont neutralisées ; d’autre part, la vulnérabilité est pensée comme une privation de compétences, d’autonomie ou de pouvoir, si bien qu’il devient légitime de définir des mesures de protection ou d’assistance à destination des «vulnérables» sans tenir compte de leur voix. Paradoxalement, la référence à la vulnérabilité peut alors venir renforcer les logiques de privation et de domination auxquelles les groupes en question sont justement confrontés.
Faut-il en déduire qu’on devrait cesser d’utiliser cette catégorie ?
Il me semble plutôt qu’on devrait chercher à la resignifier en lien avec la reconnaissance et la revalorisation des pratiques ordinaires qui y répondent. Dans cette perspective, la vulnérabilité ne doit pas être comprise comme l’apanage de certaines catégories de population, mais bien comme une propriété commune et partagée, dont les formes et l’intensité varient, notamment en fonction de la manière dont elle est socialement perçue et appréhendée.
Comment remettre l’attention à autrui au cœur d’un projet politique ?
Comme l’ont souligné aussi bien Judith Butler que Pascale Molinier, la perception de la vulnérabilité d’autrui n’appelle ni nécessairement ni automatiquement l’attitude éthique que le concept d’attention désigne. La vulnérabilité peut apparaître comme la preuve d’une humanité commune et susciter la sollicitude ; mais elle peut aussi être perçue comme le signe d’une faiblesse qui me renvoie à ma propre finitude et susciter angoisse, dégoût, rejet. Pour faire de l’attention une valeur centrale de nos sociétés, comme y appelait Joan Tronto, une stratégie indirecte serait peut-être plus efficace. Elle supposerait d’abord de repenser la division sexuelle et sociale du travail de care - car c’est en prenant soin des autres que l’on peut apprivoiser la vulnérabilité et apprendre à faire attention à autrui ; elle impliquerait ensuite de repenser notre modèle démocratique et de prendre au sérieux les voix de toutes celles et ceux qui prennent soin de nous et de notre monde commun, pour que puisse être posée collectivement la question de savoir à quoi nous tenons.
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