ENQUÊTE Dès janvier, la prestigieuse université de Baltimore a entrepris de compiler les données internationales sur la pandémie pour tenter de comprendre le SARS-CoV-2. Un travail de fourmi qui a servi de boussole au monde entier.
L’abréviation « JHU » a fait irruption dans tous les journaux (dont Le Monde) et les parents d’apprentis scientifiques se sont mis à lorgner Baltimore, ville côtière du Maryland, qui abrite cet établissement à l’orthographe inhabituelle : Johns – avec un « s » – Hopkins University.
Depuis le début de la pandémie due au SARS-CoV-2, cette institution tentaculaire – à la fois hôpital réputé, école de médecine reconnue, centre de recherche international et université pluridisciplinaire – est devenue la vigie incontournable de la maladie et de son avancée sur la planète.
Depuis, ses experts se succèdent sur toutes les chaînes de télévision américaines, y compris la très conservatrice Fox News, dont nombre d’animateurs affichent pourtant un rapport assez distancié avec la science.
Plusieurs des responsables de JHU ont aussi été auditionnés par les élus du Congrès américain, désireux de mieux comprendre la propagation et l’étendue du Covid-19. D’autres enfin ont rejoint les équipes de gouverneurs ou de maires chargées de la politique de lutte contre la pandémie.
Trente-neuf prix Nobel
L’aura de Johns Hopkins University n’est pas nouvelle. Elle a formé, et emploie toujours, pléthore de prix Nobel (trente-neuf, toutes disciplines confondues) et elle compte 50 000 salariés à travers le monde. En ces temps de confinement prolongé dans l’Etat du Maryland, déambuler dans les allées du campus, où se succèdent bâtiments centenaires de brique rouge et constructions modernes disséminés en de nombreux sites, n’est guère recommandé.
Mais habituellement, depuis que, en 1876, l’homme d’affaires et philanthrope Johns Hopkins a légué plusieurs millions de dollars pour la création de l’université, Baltimore vit au rythme de l’établissement. Son hôpital, frontière symbolique entre les quartiers bourgeois de la ville et ses rues délabrées, immortalisées par la série The Wire, attire des patients de tous les Etats-Unis.
Son école de santé publique, classée première du pays à sa création, en 1916, vient d’être à nouveau placée en tête, et son école de médecine deuxième, par le magazine spécialisé U.S. News & World Report. En 2018, JHU a aussi attisé les convoitises, lorsque le milliardaire Michael Bloomberg a versé la somme historique de 1,8 milliard de dollars (1,6 milliard d’euros) à l’université, dont il est lui-même diplômé : dès 2001, ses dons généreux lui avaient permis d’accoler son nom à l’école de santé publique (Johns Hopkins Bloomberg).
Avec la crise sanitaire, « JHU est entrée dans tous les salons ». Denis Wirtz, vice-recteur à la recherche de l’université
Mais l’actuelle pandémie a propulsé l’établissement au-delà des cercles internationaux de chercheurs et de ses réseaux scientifiques. « Johns Hopkins est entrée dans tous les salons », résume Denis Wirtz, vice-recteur à la recherche de l’université, enthousiaste promoteur de son alma mater, qu’il a rejointe il y a vingt-cinq ans, au grand dam de sa famille. « A l’époque, ils auraient préféré Yale… mais ils ne diraient plus cela aujourd’hui ! »
Par la grâce de son tableau de bord interactif (et légèrement anxiogène), qui décompte en temps réel, et sur plusieurs colonnes, l’évolution de la maladie – les morts, les nouveaux cas et les patients guéris –, JHU s’est imposée comme l’arbitre mondial des statistiques sur le coronavirus. Ses graphiques et ses cartes sont cités à travers le monde comme des références. Son travail d’agrégation de données récupérées partout sur la planète a détrôné, en rapidité et en précision, les chiffres de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et ceux de tous les instituts de suivi épidémiologique nationaux, auprès desquels JHU puise ses sources.
Outil statistique
Comme souvent en ces territoires mouvants de la recherche scientifique, tout a commencé par une « intuition ». Celle d’Ensheng Dong, un étudiant en première année de thèse. « Il est intéressant de noter que c’est un étudiant originaire de Chine qui le premier a traqué le virus », relève Denis Wirtz, installé à son domicile derrière un écran connecté sur Zoom.
En décembre 2019, alors qu’il travaillait sur la propagation de la rougeole, le jeune Chinois de 30 ans, spécialiste en ingénierie système appliquée à l’épidémiologie, constate l’irruption d’une nouvelle maladie en Chine. Et s’inquiète pour sa famille installée dans la province de Shanxi, au nord de Wuhan, ainsi que pour ses amis vivant dans la ville épicentre de la maladie. « Il s’est mis à suivre son évolution pour savoir s’il y avait derrière ce phénomène plus que ce que le gouvernement chinois voulait bien en dire », explique Denis Wirtz.
En quelques jours, au sein de son laboratoire du Center for Systems Science and Engineering (CSSE), codirigé par Lauren Gardner, Ensheng Dong, qui réside aux Etats-Unis depuis 2012, crée un tableau de bord sur le modèle de l’outil qu’il utilise pour traquer la rougeole. Le suivi de la propagation de ce qui deviendra le SARS-CoV-2 vient de débuter. Le décompte commence le 22 janvier.
Comme l’a détaillé Lauren Gardner, mi-mars, lors d’une présentation devant des élus américains, les premiers relevés de janvier étaient réalisés manuellement par des étudiants se relayant vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
La méthode s’est depuis sophistiquée et les chiffres sont collectés automatiquement auprès de diverses sources : agences officielles, médias, collectivités locales… Selon les pays, JHU récupère les données au niveau des provinces (comme en Chine), des comtés (aux Etats-Unis) ou des villes (en Australie ou au Canada).
Méthode fiable
Conçu à l’origine comme un outil de travail pour la communauté scientifique, le tableau de bord échappe bientôt à ses créateurs : sa lecture devient rapidement un réflexe quotidien pour des millions de personnes à travers le monde. Certains jours, il enregistre plus de 1 milliard de requêtes. « Cela a été un choc, a confessé Lauren Gardner devant les élus. On s’est rendu compte que les gens avaient besoin d’informations objectives dans cette période et qu’il était important de les rendre publiques. »
Les statistiques diffèrent parfois des résultats donnés par d’autres sources officielles, mais « la tendance est la même », précisent les responsables de JHU. Ces derniers reconnaissent par ailleurs la « difficulté » de comparer les chiffres et d’établir un « classement » alors que les pays ne collectent pas les données de la même manière. D’autant que les performances de chacun sont devenues un « enjeu national et politique », admet Denis Wirtz.
« Notre mission est aussi de conseiller les politiques et de communiquer avec le public. » Tom Ingelsby, du centre pour la sécurité sanitaire de JHU
Qui saura le mieux « aplatir la courbe » et en combien de temps ? Qui évitera une seconde vague ? Tout à son désir de minimiser la pandémie aux Etats-Unis, le président américain ne remet-il pas en cause les chiffres officiels, les jugeant surestimés, lorsque la plupart des experts les pensent inférieurs à la réalité ? Ailleurs, l’absence de tests de dépistage empêche d’avoir une vision réaliste de la progression de la maladie.
Mais, si la méthode n’est pas « parfaite », elle reste, selon les chercheurs de JHU, la plus « fiable ». Car montrer les tendances et analyser les stratégies, parfois différentes, des pays reste précieux pour les épidémiologistes. « A cet égard, le modèle français mis en place est l’un des meilleurs, car c’est celui qui a le mieux pris en compte les morts excédentaires [la publication hebdomadaire du nombre de décès, toutes causes confondues, a permis une analyse en temps réel de la surmortalité], alors que l’Allemagne, par exemple, a effectué un décompte très restrictif », relève Denis Wirtz.
Alerte précoce
Mais la machine activée à JHU aux premiers jours de la pandémie ne se résume pas aux chiffres. « Dans une crise comme celle-là, notre mission est aussi de conseiller les décideurs politiques et de communiquer avec le public », explique Tom Ingelsby, directeur du centre pour la sécurité sanitaire à l’école de santé publique Johns Hopkins Bloomberg.
Le chercheur, qui travaille sur les épidémies (H1N1, Ebola, Zika…) depuis plus de vingt ans en collaboration avec les organisations internationales, est lui-même membre de la task force mise en place par le gouverneur du Maryland « avant même que le premier cas ne soit apparu dans l’Etat ». « Dès fin janvier, on a essayé de faire prendre conscience aux responsables politiques et au public de la gravité de ce qui allait devenir une pandémie, et d’améliorer ainsi le degré de préparation des Etats-Unis. On s’inquiétait de voir que de nombreux pays pensaient que la maladie allait rester cantonnée à la Chine », poursuit Tom Ingelsby.
Une inquiétude alimentée par les inconnues qui entourent alors le nouveau coronavirus. Même les experts de Johns Hopkins ont été surpris par l’ampleur de cette maladie, la rapidité de sa propagation, l’absence d’immunité. « Cette pandémie est différente de tout ce qu’on a connu : ce qui s’en approche le plus est la grippe espagnole de 1918 », juge Tom Ingelsby.
Depuis le début de la crise sanitaire, son centre a publié pas moins de quinze rapports exposant d’abord les mesures nécessaires pour limiter la maladie, puis indiquant aux Etats, aux écoles, aux entreprises comment rouvrir leurs portes dans des conditions de sécurité sanitaire optimales. Ces recommandations n’ont pas toujours été scrupuleusement suivies, mais elles ont contribué à rendre JHU visible ces dernières semaines.
Depuis janvier, Tom Ingelsby est régulièrement interviewé par les chaînes de télévision grand public et, à la mi-mai, il a été auditionné par un groupe de sénateurs américains. L’influent Michael Bloomberg, ex-candidat à la primaire démocrate, a aussi joué de ses réseaux pour mettre en avant les analyses et les avertissements de « son » université.
« L’université va là où la science la mène, pas la politique. » Karen Kruse Thomas, auteure d’une histoire de JHU
Le manque de préparation des centres pour le contrôle et la prévention des maladies (les CDC, Centers for Disease Control and Prevention), qui forment la principale agence fédérale des Etats-Unis en matière de protection de la santé publique, a aussi laissé le champ libre aux experts de Johns Hopkins.
Peu performants sur le suivi du virus, les CDC ont manqué de réactivité après une entrée dans la crise marquée par l’utilisation de tests de dépistage défectueux. Portée par un dirigeant peu charismatique, Robert Redfield – qui a rapidement été écarté par Donald Trump, peu enclin à entendre les sombres prévisions de l’agence et ses strictes recommandations –, l’organisation de santé publique a quasiment disparu de l’espace médiatique.
Coopération des chercheurs
A mots à peine couverts, tous les experts de Johns Hopkins cités regrettent la lenteur des réactions de la part des responsables politiques, notamment face aux consignes de confinement, et, inversement, la précipitation de certains à relancer les activités.
Pour autant, ils se défendent de tout engagement politique. « L’université va là où la science la mène, pas la politique. Et, lorsque les évidences scientifiques s’imposent, son rôle est de faire des recommandations, sans esprit partisan », confirme Karen Kruse Thomas, auteure d’une histoire de l’école de santé publique Johns Hopkins Bloomberg (Health and Humanity, JHU Press, 2016, non traduit).
Les responsables de l’université s’appliquent d’ailleurs à mettre en avant la force de frappe scientifique de l’institution. « Des prix Nobel, des sommités scientifiques internationales ont laissé tomber ce qu’ils étaient en train de faire pour se concentrer sur le nouveau coronavirus », assure Denis Wirtz.
« Au fond, JHU se préparait à combattre une pandémie de ce type depuis plus de cent ans. » Karen Thomas
Malgré le confinement et la fermeture de certains laboratoires, 260 chercheurs venant de plusieurs disciplines travaillent depuis fin mars sur vingt-six projets consacrés au Covid-19. Le président de l’université, Ronald J. Daniels, a débloqué 6 millions de dollars pour ces recherches tous azimuts, en dépit des problèmes financiers de l’institution, touchée comme tous les campus par la crise sanitaire et économique : Johns Hopkins pourrait perdre 100 millions de dollars en 2020 et 375 millions l’année suivante.La jeune femme souligne les recherches prometteuses sur un test salivaire non invasif, qui pourrait accélérer les diagnostics, ou le recours à un « principe ancien », revisité pour le Covid-19 : l’utilisation du plasma des patients guéris pour le traitement des malades ou la prévention de la maladie (notamment à destination des personnels de santé), et dont les résultats pourraient contribuer aux recherches sur le vaccin.
Partenariats internationaux
L’historienne Karen Kruse Thomas, employée par l’université, souligne aussi l’engagement de longue date de l’établissement sur les sujets critiques dans la crise actuelle : santé publique, recherche et prévention des maladies à grande échelle, expertise en bio-statistiques… Après la seconde guerre mondiale, rappelle-t-elle, Johns Hopkins a été associée à la création des CDC, aux Etats-Unis, ou à celle de l’OMS, auprès des Nations unies.
Au fil du XXe siècle, explique aussi la chercheuse, l’école de santé publique, à l’origine conçue comme un petit institut privé de formation médicale spécialisé dans les maladies tropicales, s’est transformée en « un centre d’innovation mondial dans les domaines des biostatistiques ou de la pathobiologie. Il faut se souvenir que, dans les années 1980, les modèles élaborés par ses experts indiquaient que les ravages causés par le virus du sida n’en étaient qu’à leurs débuts, quand d’autres organismes, comme les CDC, prévoyaient sa disparition en cinq ans ».
« Nous avions besoin de fonds immédiatement, car nous sommes convaincus que JHU a un rôle à jouer dans la recherche de solutions, défend Julie Messersmith, directrice de recherche à l’université. On s’efforce de comprendre le fonctionnement de ce virus : la façon dont il se fixe et se transmet, ses effets sur les patients, les traitements possibles, comment mieux protéger les personnels de santé… »
La jeune femme souligne les recherches prometteuses sur un test salivaire non invasif, qui pourrait accélérer les diagnostics, ou le recours à un « principe ancien », revisité pour le Covid-19 : l’utilisation du plasma des patients guéris pour le traitement des malades ou la prévention de la maladie (notamment à destination des personnels de santé), et dont les résultats pourraient contribuer aux recherches sur le vaccin.
Partenariats internationaux
L’historienne Karen Kruse Thomas, employée par l’université, souligne aussi l’engagement de longue date de l’établissement sur les sujets critiques dans la crise actuelle : santé publique, recherche et prévention des maladies à grande échelle, expertise en bio-statistiques… Après la seconde guerre mondiale, rappelle-t-elle, Johns Hopkins a été associée à la création des CDC, aux Etats-Unis, ou à celle de l’OMS, auprès des Nations unies.
Au fil du XXe siècle, explique aussi la chercheuse, l’école de santé publique, à l’origine conçue comme un petit institut privé de formation médicale spécialisé dans les maladies tropicales, s’est transformée en « un centre d’innovation mondial dans les domaines des biostatistiques ou de la pathobiologie. Il faut se souvenir que, dans les années 1980, les modèles élaborés par ses experts indiquaient que les ravages causés par le virus du sida n’en étaient qu’à leurs débuts, quand d’autres organismes, comme les CDC, prévoyaient sa disparition en cinq ans ».
Parallèlement, l’université a noué des partenariats avec des dizaines de pays. En grande partie financée par des fonds fédéraux, elle investit depuis des années plus de 2 milliards de dollars par an dans la recherche, loin devant ses homologues américaines : Harvard et Stanford, par exemple, n’y consacrent « que » 1 milliard. « Au fond, JHU se préparait à combattre une pandémie de ce type depuis plus de cent ans », résume Karen Thomas.
Dans les laboratoires de Baltimore, les chercheurs en sont convaincus, le virus est parti pour rester et « l’été s’annonce excitant en termes de recherche ». Avec le SARS-CoV-2, l’université espère conforter sa réputation et capitaliser sur une marque aux initiales désormais connues de tous : JHU.
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