Les professions « en deuxième ligne », mises en avant pendant la crise sanitaire du coronavirus, aimeraient bénéficier d’une reconnaissance durable.
Certains en seraient presque nostalgiques. « Nous aurions voulu que le confinement continue !, plaisante Jean-Pierre Lascary. Nous étions les rois de Paris ! Des dessins, des applaudissements… Nous étions acclamés comme des dieux. On n’avait jamais connu ça ! », raconte cet éboueur de la société Pizzorno, qui collecte dans le 15e arrondissement de la capitale.
Au Super U d’Egletons (Corrèze), Laurence Gillet, responsable de rayon, évoque les « merci », « bravo à vous », « courage » laissés sur la page Facebook du magasin. Pierre Audet, chauffeur routier qui a poursuivi son activité de livraison de commerce alimentaire pendant tout le confinement, se souvient des SMS de soutien du maire de son village en Gironde et des applaudissements de 20 heures dans sa rue, dont des voisins lui ont signifié qu’ils étaient aussi pour lui. « Ça fait quelque chose », glisse-t-il.
Témoignages de sympathie, reportages… La crise sanitaire a mis en lumière nombre de professions d’ordinaire peu considérées, mais dont le confinement a révélé combien elles étaient indispensables au quotidien. Jusqu’au président de la République, qui avait rendu hommage à ces « deuxièmes lignes » – les premières étant les personnels de santé – dans son discours du 13 avril.
Depuis, la France se déconfine. Les applaudissements et les mots doux ont disparu. « C’est complètement fini. C’est les mêmes clients, les mêmes caprices », témoigne, amer, Yousri Boumalouka, directeur général adjoint d’un Monoprix à Paris, et secrétaire national FO de l’enseigne. « J’ai juste l’impression que les automobilistes nous mettent un peu moins la pression », estime Jean-Pierre Lascary.
Les soignants, mobilisés depuis plus d’un an pour réclamer des moyens en faveur de l’hôpital public, ont obtenu, à l’occasion de la crise, le lancement, le 25 mai, d’un « Ségur de la santé », censé déboucher, d’ici à la mi-juillet, sur des propositions concrètes.
« Le système pouvait s’effondrer »
Cependant, « le Ségur du transport routier n’est pas prévu, que je sache, ironise Pierre Audet. On est déjà retombés dans l’oubli. Pas seulement les routiers. Tous les métiers du transport, les livreurs, les logisticiens. On est redevenus des camions pollueurs ».
Dès le 20 mars, le ministre de l’économie et des finances, Bruno Le Maire, avait appelé les entreprises à verser une prime défiscalisée de 1 000 euros à leurs salariés « qui ont le courage de se rendre sur leur lieu de travail ». Mais son versement diffère selon les employeurs. A Paris, les éboueurs de Pizzorno et de Veolia ont touché une prime globale de 1 000 euros brut quand les éboueurs municipaux qui collectent dans dix arrondissements reçoivent une prime à la journée travaillée de 35 euros net. « Certains se sont exposés plus que les autres, appâtés par ce qui faisait figure de prime de risque », déplore un éboueur.
Au Super U de Laurence Gillet, tous ont touché la totalité de la prime, mais aucun ne l’a reçue à ce jour dans le Monoprix de Yousri Boumalouka. Auchan, Casino, Lidl ont annoncé un versement au prorata du temps de travail – cette branche compte près de 30 % de temps partiels.
Le routier Pierre Audet vient, quant à lui, de recevoir 300 euros de son entreprise, le transporteur Combronde. « Même si on pouvait espérer plus, j’apprécie le geste, souligne-t-il. J’ai des confrères dans d’autres entreprises de transport qui n’ont rien eu. » Ces travailleurs pourraient, dans certaines régions, recevoir 300 euros en chèque-vacances, a signalé, samedi 6 juin, le secrétaire d’Etat à la jeunesse, Gabriel Attal, dans Ouest-France.
« On ne crache pas dans la soupe, mais ce n’est pas ça qui va améliorer notre position dans la société, juge par ailleurs Joachim, délégué CGT dans le secteur du déchet, qui a souhaité conserver l’anonymat. On voudrait que cette reconnaissance se traduise en revalorisation des salaires et par une prise en compte de la pénibilité de notre travail. » Les éboueurs du privé ne sont pas éligibles aux critères de pénibilité définis en 2017 par le gouvernement. Quant à ceux du public, ils pourraient perdre cette prise en compte qui leur permet de cesser plus tôt leur vie professionnelle avec le projet de réforme des retraites, suspendu en raison du Covid-19.
« S’ils avaient arrêté de travailler, ça aurait été la catastrophe. Le système pouvait s’effondrer. Donc, pendant la crise, même les plus néolibéraux ne pouvaient que les héroïser, relève le sociologue du travail Stéphane Le Lay, auteur en avril d’une note critique sur son blog à propos de cette héroïsation. Le problème, c’est que les héros, on attend d’eux qu’ils se sacrifient ! Ces travailleurs voudraient une autre forme de reconnaissance et, en particulier, la transformation de leurs organisations du travail. Il faut donc voir maintenant comment, après la crise, ils réagissent. Ce sont des secteurs où ils ont d’ordinaire du mal à se mobiliser. »
Il faudra s’intéresser, par exemple, à ce qui va se passer chez Amazon, le géant du commerce en ligne. Ses entrepôts ont été fermés le 16 avril par la direction après une décision de justice soulignant des manquements dans les mesures de protection et restreignant l’activité à des produits essentiels, le temps d’une réévaluation des risques sanitaires.
« Sauver l’emploi »
Depuis, l’ambiance s’est apaisée. L’activité étant ralentie par les mesures de sécurité, les nombreux indicateurs de productivité du travail ont été suspendus jusqu’à fin juin, au moins. Les 2 500 salariés des agences de livraison qui n’ont pas fermé, et les 6 000 employés des entrepôts, pour les périodes où ils ont travaillé, ont touché 2 euros de plus par heure, jusqu’à fin mai. Et les heures supplémentaires ont été majorées. Des avancées dont les syndicats envisagent de demander la pérennisation lors des négociations annuelles obligatoires, qui s’ouvrent en juin.
« Il nous faudra nous rappeler que notre pays, aujourd’hui, tient tout entier sur des femmes et des hommes que nos économies reconnaissent et rémunèrent si mal », insistait Emmanuel Macron, le 13 avril. Interrogée un mois plus tard, sur France 2, la ministre du travail, Muriel Pénicaud, assurait qu’elle allait « convoquer les branches professionnelles concernées pour que l’on regarde comment elles peuvent, dans leurs classifications, dans leur évolution de salaires, prendre en compte ces métiers qui ont besoin d’être valorisés. »
Caissière, éboueur, livreur...La crise a révélé ces métiers essentielsNous encourageons les entreprises à leur verser une prime exceptionnelleJe convoquerai les branches professionnelles concernées pour voir comment revaloriser leurs salaires #Les4V #dialoguesocial
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Toutefois, le même jour, le président du Medef, Geoffroy Roux de Bézieux, répondait dans Le Monde : « A un moment où les entreprises perdent énormément en profitabilité, augmenter les salaires va s’avérer compliqué. »
Jeudi 4 juin, à l’issue de leur rencontre avec l’exécutif et le patronat pour évoquer des mesures destinées à « sauver l’emploi », les représentants de la CFDT, de la CGT et de FO ont unanimement déploré l’absence de propositions concernant la reconnaissance des « deuxièmes lignes », rappelant Emmanuel Macron à sa promesse.
Eboueur à Sevran (Seine-Saint-Denis), Abdelkader Dif, qui a dû exercer son droit de retrait pour obtenir masques et gel hydroalcoolique, voudrait bien qu’on n’oublie pas ce qu’il y avait écrit, pendant le confinement, sur son attestation de déplacement : « Il était bien marqué que j’étais “essentiel à la nation”. »
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