Chercheurs, soignants, artistes et juristes forment l’équipe qui sera chargée de cette plate-forme de recherche et de réflexion collective sur l’impact sociétal de la crise sanitaire.
Des médecins impliqués dans la vie religieuse, un cancérologue investi dans la prévention, un haut fonctionnaire engagé dans la politique culturelle, un magistrat versé dans la recherche sur la régulation juridique… ce sont quelques-uns des promoteurs du nouvel Institut Covid-19 Ad Memoriam, une plate-forme de recherche et de réflexion collective sur l’impact sociétal de la crise sanitaire sans précédent due au SARS-CoV-2, qui doit réunir son comité d’orientation pour la première fois vendredi 12 juin.
Pour ses initiateurs, il y a urgence à démarrer le travail. « L’oubli est une chose qui risque d’arriver très vite », prévient Jean-François Delfraissy, président d’honneur, avec Françoise Barré-Sinoussi, de l’Institut Covid-19 Ad Memoriam et, par ailleurs, président du conseil scientifique, chargé d’éclairer l’exécutif pendant l’épidémie.
« Il ne faut pas se laisser prendre par le temps. Les citoyens auront envie d’oublier cette grande peur et on peut le comprendre. Mais on ne peut laisser oublier ce qui s’est passé dans ces circonstances totalement exceptionnelles. Il faut poser rapidement les bases de nouveaux questionnements. »
« Vivre une expérience et ne pas la transmettre, c’est la trahir », Elie Wiesel
L’architecte de cette initiative académique indépendante, qui n’a, pour l’instant, pas d’équivalent dans d’autres pays, est l’anthropologue Laëtitia Atlani-Duault. « C’est une réflexion collective pour se projeter vers l’avenir. Elle associe des mondes multiples qui d’ordinaire ne se parlent pas ou, en tout cas, ne fabriquent pas de commun ensemble », explique-t-elle. L’Institut Covid-19 Ad Memoriam veut précisément se saisir non seulement des drames, mais aussi de tout ce qui a émergé « d’inventions collectives, de nouvelles formes de solidarités » pour « réfléchir ensemble à de nouvelles formes de vie en commun post Covid-19 ». Une phrase d’Elie Wiesel revient parmi les initiateurs du projet : « Vivre une expérience et ne pas la transmettre, c’est la trahir. »
La pandémie de Covid-19, une « rupture anthropologique »
Pour prendre la mesure de la « rupture anthropologique » que constitue à ses yeux la pandémie globale, la chercheuse a composé son équipe avec des personnalités qui « ont tous un pied dans la réflexion critique et un pied dans l’action, des intellectuels qui s’engagent et des acteurs qui réfléchissent ». C’est aussi le profil de cette spécialiste des crises humanitaires et sanitaires. Ses recherches l’ont conduite en Asie centrale, en Transcaucasie, en Afrique, en Asie du Sud-Est sur la piste des épidémies de sida, d’Ebola, de H1N1 et sur celle des violences sexuelles organisées.
Elle a également travaillé sur la gouvernance de la réponse à ces crises, que ce soit dans des organisations internationales ou des Etats. Elle est aujourd’hui membre de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Eglise catholique (Ciase) et du conseil scientifique sur le Covid-19.
« Ce travail est essentiel, car l’homme a une tendance à l’amnésie », Denis Malvy, infectiologue
Cette initiative de chercheurs et d’universitaires est soutenue par des poids lourds de la recherche, comme l’université de Paris, le CNRS, l’Inserm, l’Ecole normale supérieure et l’Institut de recherche pour le développement (IRD). Elle sera financée sur appel d’offres ou sur projet. Elle aura pour particularité d’associer des acteurs de la société aussi variés que des associations, des artistes, des acteurs de la santé, du droit, de l’économie, de l’éducation, des associations et des autorités spirituelles. « Ce travail est essentiel, car l’homme a une tendance à l’amnésie », insiste Denis Malvy, infectiologue spécialiste d’Ebola, directeur de l’unité des maladies infectieuses et tropicales du centre hospitalier universitaire de Bordeaux, qui rappelle l’oubli dans lequel sont tombées la grippe asiatique de 1953 et celle de Hongkong de 1969.
« On a l’impression qu’on redécouvre le monde. Il faut cultiver la mémorialisation, sinon on redécouvrira à nouveau tout à la prochaine épidémie et on réclamera à nouveau tout à l’Etat-providence… »
C’est précisément la nouveauté de la réponse à l’épidémie de Covid-19 qui interroge Franck Chauvin, le président du Haut Conseil de santé public. « Pour la première fois face à une épidémie, le sanitaire l’a emporté sur tout autre considération et on a arrêté complètement des pays, résume-t-il. Il faut comprendre pourquoi. Et pourquoi, aussi, les populations ont plutôt bien accepté les mesures, en Europe notamment. La Grande-Bretagne, qui avait choisi une autre attitude, a dû faire machine arrière. »
Il souhaite aussi comprendre comment il se fait que soudain, dans cette période, « nous avons perdu tous nos repères en recherche clinique », l’hydroxychloroquine étant « un cas d’école » : « Les épidémies, c’est mon quotidien, explique Denis Malvy. Violences, rumeurs, faux sachants, médicaments miracles et boucs émissaires : on retrouve toujours les mêmes ingrédients, les mêmes schémas. »
« Il s’est passé quelque chose en profondeur »
L’Institut ira au-delà de la seule réponse sanitaire. « Il s’est passé quelque chose en profondeur. Il y a eu des drames, des choses positives, de l’inventivité. Il faut malaxer tout cela. C’est en comprenant ce qui s’est passé que l’on se dote de mémoire pour l’avenir. Et pour le comprendre, on a besoin de tous les points de vue, des acteurs, des victimes, et pas seulement celui des chercheurs », estime Alain Cordier, ancien directeur général de l’AP-HP et ancien président du directoire de Bayard Presse.
Avec une facilité déconcertante, des blocages installés depuis des années, voire des décennies, ont sauté. Comme le problème de la surpopulation carcérale, avec la baisse soudaine de 12 000 du nombre de détenus. « Je suis partisan du numerus clausus dans les prisons, témoigne Antoine Garapon. Jusque-là, on se heurtait à un mur. On va enfin pouvoir poser cette question-là. Ça libère l’imagination. »
Pour le secrétaire général de l’Institut des hautes études sur la justice, le confinement a aussi mis en évidence le fait qu’un « gouvernement où tout repose sur le centre, les instructions, n’est plus possible ». Des sujets demeurés en sourdine sont apparus de manière criante, comme « la mise à jour des déterminants sociaux de la santé », relevée par Alain Cordier.
« Il faut mélanger les disciplines, faire travailler ensemble différents univers », Eric Garandeau
« Il faut recenser ce qui est apparu pendant la pandémie ou s’est accéléré. Je pense au recours aux nouvelles technologies, au télétravail, à l’éducation, qui sera bouleversée par l’e-learning, l’auto-apprentissage… Il faut mélanger les disciplines, faire travailler ensemble différents univers. Il faut voir ce qui peut être retenu comme positif et éviter la reproduction du négatif », énumère Eric Garandeau, haut fonctionnaire en disponibilité, ancien directeur du Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC). Il se fait fort de mobiliser le monde de la culture : « Quel est l’impact du virus et du confinement sur la production artistique ? Aura-t-il donné lieu à des productions artistiques nouvelles, à des nouvelles formes d’écriture, de jeu, de scénarios ? »
L’irruption massive du risque de mort dans la vie sociale et politique, les questions liées aux rites en contexte épidémique, donc à la vie spirituelle, a conduit les initiateurs de l’Institut à y associer des personnalités liées aux cultes. « En France, le politique, l’administration, ont du mal à aborder l’ouverture aux cultes. Je crois intéressante la perspective de travailler avec eux, de s’ouvrir à leur regard et à leur capacité interpellative », estime Antoine Garapon.
Sadek Beloucif, le chef du service anesthésie réanimation d’Avicennes, à Bobigny (Seine-Saint-Denis), engagé dans le Conseil français du culte musulman (CFCM), a été frappé des réactions de ses internes et des infirmières en première ligne. « Ceux qui ont été directement au contact avec le front de la réanimation ont fait front, justement. Ceux qui n’ont pas été directement en prise avec le service aigu ont davantage été touchés par la peur. »
La participation d’acteurs de la société civile à l’Institut aura aussi une autre vertu, pour Jean-François Delfraissy. Ces derniers mois, le président du conseil scientifique a proposé à l’exécutif de mettre en place « un comité de liaison citoyen, pour faire un retour aux décideurs, notamment sur le déconfinement ». Il n’a pas été entendu et le regrette. « Cela aurait été une opportunité de ne pas être uniquement top down [de haut en bas]. Cette plate-forme pourrait peut-être servir à cela ! »
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