blogspot counter

Articles, témoignages, infos sur la psychiatrie, la psychanalyse, la clinique, etc.

jeudi 11 juin 2020

« La seule chose qui compte, c’est d’avoir plus de malades » : l’hôpital et la course aux financements

Les maux de l’hôpital (4/6). C’est un sigle qui fait bondir les soignants : « T2A », pour tarification à l’activité. A l’occasion du Ségur de la santé, « Le Monde » se penche sur les sujets qui fâchent dans les établissements.
Par  Publié le 11 juin 2020

Manifestation pour demander plus de moyens pour le système de santé public, devant l’hôpital Robert Debré, à Paris, le 28 mai.
Depuis le 23 septembre 2019, Stéphane Dauger est en grève. Une grève un peu particulière : dans le sillon du mouvement de contestation dans les hôpitaux, ce médecin, chef du service de réanimation pédiatrique de l’hôpital parisien Robert-Debré (AP-HP) et ses équipes ont décidé d’arrêter le « codage ».
Derrière le mot technique, c’est à l’un des cordons de la bourse que s’est attaqué le professeur, coprésident du Collectif inter-hôpitaux, en refusant de faire remonter les informations correspondant à son activité médicale. Ces fameux « codes » déterminent ensuite les recettes versées par l’Assurance-maladie aux établissements. Les pressions de sa hiérarchie administrative n’y ont rien changé : lui comme la majorité des services de Robert-Debré, et d’autres en France, poursuivent cette grève.
L’action vise l’une des clés de gestion des hôpitaux les plus contestées : le système de tarification à l’activité. La « T2A ». Prononcez ce sigle et vous obtenez la même réaction chez les médecins : un long soupir. « La seule chose qui compte aujourd’hui, c’est de faire toujours plus d’activité, d’avoir plus de malades pour ramener plus d’argent », dénonce Stéphane Dauger, qui voit revenir cette logique, après la parenthèse de la crise sanitaire du Covid-19.
Hôpital entreprise, politique du chiffre, course à la rentabilité, concurrence entre établissements… Les critiques pleuvent depuis des années sur ce système d’allocation des moyens déployé au début des années 2000. Son avenir est de nouveau sur la table : il figure parmi les chantiers à l’ordre du jour des discussions du Ségur de la santé, ouvert par le gouvernement le 25 mai, qui doivent aboutir à une réforme d’ici à la mi-juillet.

« Il n’y a pas d’alternative »

Pourquoi cette pierre d’achoppement dans le monde médical ? Faire dépendre les financements de l’activité de l’hôpital : l’idée initiale paraît pragmatique. Son principe est simple, derrière des sigles complexes. L’activité de l’hôpital est classée, selon le profil du patient, son diagnostic, les actes médicaux réalisés… Ce sont les « groupes homogènes de malades » (GHM). Il y en a environ 2 600 aujourd’hui.
Pour chaque groupe, on évalue un coût moyen de prise en charge, puis un tarif lui est attribué par l’Etat. C’est ce tarif qui est reversé, ensuite, par l’Assurance-maladie à l’hôpital. Pour 2020 par exemple, un accouchement par voie basse sans complication est payé 2 012,72 euros, une transplantation cardiaque du niveau de sévérité le plus élevé, 72 146,14 euros.
Un système plus rationnel, plus efficace, plus juste : « Il n’y a pas d’alternative », défendait le ministre de la santé Jean-François Mattei, en 2004, dans le gouvernement de Jean-Pierre Raffarin. Sans rencontrer de résistance, il déploie alors progressivement le mécanisme, dont les jalons étaient posés depuis quelques années déjà, en médecine, en chirurgie et obstétrique pour les séjours hospitaliers.
A l’orée des années 2000, il y a urgence à répondre aux maux des systèmes de financement précédents, alors que le « trou de la Sécu » ne cesse de se creuser. Le plus ancien, le « prix à la journée », ne permet pas d’endiguer l’augmentation des dépenses et incite même à l’inflation des séjours. La dotation globale, déployée dans les années 1980 – soit une enveloppe attribuée par l’Etat à chaque établissement – révèle assez vite d’autres limites.
Reconduite d’année en année de manière relativement figée, la dotation pénalise les hôpitaux les plus actifs, enfermés dans cette enveloppe, tout en donnant à l’inverse une rente aux mieux pourvus historiquement. Son évolution n’est pas exempte des « jeux de pouvoirs locaux et des négociations politiques pour obtenir des rallonges », rappelle le chercheur Pierre-André Juven, coauteur d’un ouvrage sur les réformes de l’hôpital public, La Casse du siècle, publié en avril 2019 (éd. Raisons d’agir).

Effets pervers

Rapidement, la tarification à l’activité monte en puissance, avec un tournant sous l’ère Sarkozy : elle est généralisée en 2008, pour atteindre 100 % du financement en médecine, chirurgie, et obstétrique. Certains domaines, comme la psychiatrie ou l’activité de soins de suite et de réadaptation, restent en dehors, avec des systèmes d’enveloppes ou de forfaits.
« Au départ, la T2A apporte une bouffée d’oxygène et des gains d’efficience dans les hôpitaux », rappelle Laurence Hartmann, chercheuse en économie de la santé au Conservatoire national des arts et métiers. Au gré des ajustements, l’algorithme à l’activité ne cesse d’être étoffé, avec une multiplication des groupes et sous-groupes tarifés dans la grille, pour coller au mieux aux subtilités des parcours des patients. Des services spéciaux se développent dans de nombreux hôpitaux pour « optimiser le codage ». Une « boîte noire », étrille-t-on chez les médecins, peu enclins, bien souvent, à remplir cette tâche administrative.
Les effets pervers de la machine moderne apparaissent assez vite : peu à peu, de nombreux « tarifs » versés par l’Etat ne suivent plus les coûts réels que doit débourser l’hôpital pour accomplir cette activité. « Cela dérape dès les années 2010 », reprend Laurence Hartmann, qui y voit un « dévoiement » du mécanisme initial : « Les pouvoirs publics vont moduler les prix et utiliser la T2A pour rester dans les clous de l’enveloppe de l’Ondam [Objectif national des dépenses d’Assurance-maladie] ».
« Avec cette distorsion, la T2A pousse à une productivité sans fin dans les hôpitaux, pour essayer de maintenir les finances à flot », souligne le chercheur Pierre-André Juven. Les établissements sont nombreux à enchaîner des plans de redressement, à tenter de réduire les coûts, sans jamais réussir à pédaler assez vite. « Cela crée aussi des patients rentables et d’autres trop coûteux », ajoute le chercheur, car certains séjours sont mieux remboursés que d’autres.
Les anecdotes sont légion chez les médecins pour brocarder les petits travers et grandes dérives que provoque le système. Pour ce manipulateur en radiologie de 43 ans en CHU, qui souhaite rester anonyme, « on en est arrivé au point de devoir dissuader ceux qui veulent aller uriner avant l’examen », lâche-t-il. Le chronomètre tourne : pas question de laisser la machine vide cinq minutes, sous peine de se faire remonter les bretelles. IRM, scanner, radiographie… l’imagerie médicale est un secteur « qui rapporte » à l’hôpital. « Il faut remplir les plannings au maximum, réduire les temps d’examens… » Au point parfois de faire des choses « limite » dans ce système « ubuesque », juge-t-il, comme faire revenir le patient une autre fois, officiellement « pour des raisons techniques », officieusement parce que seuls deux actes sur trois sont remboursés, dans tel ou tel examen.

« Logique commerciale »

D’autres racontent aussi comment ce « carcan » tarifaire en vient de facto à orienter certaines priorités. « Le bloc opératoire concentre beaucoup d’attention de notre administration, car l’activité chirurgicale génère une grande partie de recettes », raconte Marc Leone, un chef du service d’anesthésie-réanimation à l’hôpital Nord de Marseille. Résultat : « Nos anesthésistes-réanimateurs sont challengés pour faire le maximum d’endoscopies car, d’une part, l’activité est bien rémunérée mais, en plus, c’est un pourvoyeur de patients potentiels pour la chirurgie. »
Opposant de la première heure de la T2A, André Grimaldi, professeur à la Pitié-Salpêtrière à Paris, le répète inlassablement : « On a voulu utiliser la T2A pour une activité pour laquelle elle n’est pas faite, estime-t-il. On l’a fait exprès, pour faire rentrer l’hôpital dans une logique commerciale. » Selon le diabétologue, si la T2A peut être pertinente en chirurgie, là où l’on peut facilement « quantifier, mesurer, avec une activité standardisée et programmée »« cela ne marche pas dans toute une partie de la médecine, particulièrement les maladies chroniques, qui sont évolutives ». Il prône un retour dans ce cas à un système de dotation globale, ou encore à un « prix à la journée » quand cela est pertinent, comme en soins palliatifs.
A d’autres étages de l’hôpital néanmoins, chez les administratifs, on porte un discours plus nuancé sur le sort à réserver à cette fameuse T2A. « On se trompe de cible », entend-on à la Fédération hospitalière de France. « On sent bien cette volonté de faire de la T2A le bouc émissaire facile, estime Camille Dumas, directeur des affaires financières aux Hospices civils de Lyon. On s’en sortira peut-être politiquement, mais ce n’est pas sa suppression qui va sauver l’hôpital public. »
Pour le gestionnaire, si l’outil n’est pas parfait et nécessite des adaptations, il donne tout de même « un peu de liberté et de souplesse aux hôpitaux, avec la possibilité d’aller chercher des recettes pour de nouvelles activités ». Pour lui, le problème se trouve avant tout dans cet écart entre les tarifs versés par l’Etat et les coûts. « On peut sacrifier l’outil, mais si l’enveloppe reste insuffisante, rien ne va changer », défend le responsable.
La T2A est sur la table du Ségur de la santé, et le gouvernement a déjà les idées bien arrêtées. Ce système a « démontré toutes ses limites », a estimé le premier ministre, Edouard Philippe, le 25 mai, prônant un « système plus intelligent »« plus respectueux de la qualité des soins »« moins ancré sur la nécessité de multiplier les actes pour dégager des recettes ». Pas question non plus de tout changer : il faut réduire sa part en dessous de 50 %, a avancé le chef du gouvernement, rappelant ainsi l’une des promesses de campagne du candidat Macron. Pour y arriver, il a évoqué l’augmentation de la « part à la qualité ».

55 % des recettes

Reste à savoir comment cela va être mis en musique. « C’est assez facile à formuler, a reconnu le premier ministre, plus difficile à mettre en œuvre ».
Dans le monde médical, on reste sur ses gardes. Chez les défenseurs de la T2A comme chez ses détracteurs, on ne manque pas de souligner que ce mode d’allocation ne représente déjà que 55 % des recettes des hôpitaux publics. Toute une partie du financement demeure sous la forme de dotations, pour les missions d’intérêt général, ou encore la recherche, l’enseignement.
« Cela ne pourra passer que par un schéma de paiement plus sophistiqué, avec une combinaison de différents mécanismes », estime Laurence Hartmann, qui cite pêle-mêle le recours à la T2A, le financement à la qualité, au forfait, à la dotation…
Les premières tentatives pour répondre aux effets pervers de la T2A, enclenchées en 2018 par Agnès Buzyn, alors ministre de la santé, vont en ce sens. Difficile d’en dresser à ce stade le bilan : pour les maladies rénales chroniques, la mise en place d’un forfait global à l’année pour un patient, avec des indicateurs de qualité, n’a commencé à s’appliquer qu’en janvier. Quant au diabète, les discussions achoppent encore entre le ministère et les professionnels de santé pour s’accorder sur une alternative.
Les médecins s’en souviennent : ce n’est pas la première fois qu’un gouvernement fait des promesses sur la question. Le candidat François Hollande dénonçait, en 2012, « l’idéologie dogmatique de l’hôpital-entreprise » et s’engageait à « redéfinir le mode de financement de l’hôpital ». En pratique, rien n’a bougé ou presque. En toute fin de mandat, un ancien député socialiste avait rendu un rapport sur le sujet, prônant un système « transformé » et « modulé lorsque nécessaire ». Un certain Olivier Véran.

Aucun commentaire: