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jeudi 11 juin 2020

Le « care design », des objets aux petits soins

Penser aux plus fragiles en concevant des objets. En plein essor, cette approche n’est pourtant pas nouvelle. Elle se présente plutôt comme un retour aux fondamentaux du design. Avec une conviction : ergonomie et style ne s’opposent pas.
Par  Publié le 10 juin 2020


Exposé au MoMA, à New York, le fauteuil Paimio, aussi appelé Fauteuil 41, fait fantasmer les collectionneurs du monde entier. Création d’Alvar Aalto, génial designer alors débutant, prouesse technique où le bouleau est travaillé à la main comme un ruban souple, cette assise d’un confort exceptionnel doit son inspiration au style Art nouveau. À l’origine, le séduisant Paimio était destiné à un sanatorium situé dans le sud-ouest de la Finlande, dont Aalto a signé l’architecture et l’ameublement en 1929.
L’inclinaison du dossier devait faciliter la respiration des tuberculeux, le traitement du bois répondait à des considérations d’ordre hygiénique et sa forme, tout en courbes, en ­simplifiait l’entretien. Depuis des années, les heureux propriétaires d’un Paimio 41 lui font une place de choix dans leur salon sans forcément connaître son histoire. Le design est affaire de goût et de confort, mais de là à percevoir derrière ses icônes du mobilier du bien-être pour les malades…
Longtemps passé sous les radars, le care design, ou design du soin, est aujourd’hui en plein essor. L’idée est noble et simple : imaginer des objets, des meubles et des services adaptés aux personnes souffrant d’un handicap, malades ou âgées, sans tomber dans l’équipement médical. L’esthétique, méticuleusement étudiée, doit s’adresser à n’importe qui. « En ayant à l’esprit les besoins des personnes vulnérables, nous simplifions la vie de tout le monde », résume Clémence Montagne, directrice du Care Design Lab, laboratoire de recherche de L’École de design de Nantes-Atlantique.

L’ergonomie dévoyée
Lancée en mai, la dernière collection d’Ikea, Omtänksam (« prendre soin », en suédois), confirme la montée en puissance de cette ­tendance. Parmi les trente-trois objets imaginés par le géant, on trouve un repose-pieds qui assure une bonne circulation sanguine, un coussin multifonction à placer sous les talons pour soulager la pression artérielle, des vases faciles à empoigner, une table sous laquelle on peut glisser un fauteuil roulant…
« C’est une démarche originale, oui, mais plus exactement un retour aux sources, explique Britt Monti, la designer à l’origine de cette initiative. La créativité du designer a toujours été liée à la contrainte, donc à l’ergonomie. Ce terme a été récupéré par des compagnies médicales pour inventer des accessoires de vie d’une grande laideur. C’est à ce moment-là, dans les années 1980, que le design est devenu superficiel. Seule l’apparence comptait. »


Abandonnée au milieu de la santé, l’ergonomie, devenue l’affaire des thérapeutes, souffre d’une image compassée ou morbide. Britt Monti avoue avoir eu beaucoup de mal à trouver des designers spécialisés dans ce domaine. Jen Bernard, fondatrice de Bernard Interiors, spécialiste anglais de l’aménagement d’appartements… et de maisons de retraite de luxe, a fait le même constat : « J’ai compris que je partais de zéro, que rien n’existait dans cette zone grise entre milieu médical et habitat classique. Nous avons dû créer une bible pour nos designers, et lister les réglementations que nous adaptons à nos projets. »

Marché porteur

Son confrère Simon Houriez, lui aussi spécialisé dans le « care », confirme : « Le monde du design ne s’intéresse pas au handicap. Ce n’est pas perçu comme un champ d’innovation important. » Pourtant précurseure, L’École de design de Nantes a fondé son laboratoire du « care » il y a seulement six ans. « Le monde de la santé fonctionne selon un modèle gestionnaire, de plus en plus ressenti comme déshumanisé. Avec la chaire, nous proposons des protocoles où l’approche de la santé est holistique, centrée sur la relation qualitative des soignants et des patients. Le design nous permet de tester in concreto ces protocoles », se réjouit Cynthia Fleury.
Professeure au Conservatoire national des arts et métiers, titulaire de la chaire humanités et santé, elle a fondé, en 2016, la première chaire de philosophie à l’hôpital, à l’Hôtel-Dieu, à Paris. Cynthia Fleury, qui dirige désormais celle de l’hôpital Sainte-Anne, vient de publier Le soin est un humanisme (Gallimard, collection « Tracts »). Avec le concours de l’agence de design Les Sismo, elle entend bien remettre au centre des réflexions le patient et une population vieillissante toujours aussi déconsidérée.
Le « care », un marché prometteur ? « Pourquoi l’esthétique des intérieurs pour personnes âgées est-elle invisible ? Pourquoi, en vieillissant, ne pourrait-on pas vivre dans un lieu élégant ? En réponse à ce désert, j’ai imaginé des lieux sur mesure, en tenant compte de la façon de se reposer, de vivre en société », détaille Jen Bernard, qui a lancé sa société en s’inspirant de sa propre histoire. « L’une de mes grands-mères vivait dans une horrible maison de retraite et l’autre résidait dans un établissement dessiné par moi. Elle a fêté ses 100 ans avec nous, dans le bar situé au rez-de-chaussée. C’est exactement cela le design inclusif : créer un cadre convivial qui incite les familles à venir et permette à chacun d’y trouver son compte. »

Dialogue interdisciplinaire

De son côté, Britt Monti a eu l’idée de cette ligne pour Ikea lorsque sa mère a développé la maladie de Parkinson et qu’elle-même a été ­victime d’un AVC. Elle s’est alors rendu compte que son mobilier n’était plus adapté à ses besoins, que son autonomie n’était plus garantie. « L’objet principal de la collection est un siège. J’ai travaillé un point essentiel : le défi de se lever et de ­s’asseoir. » Pour créer le fauteuil le plus ergonomique possible, Britt Monti a travaillé avec des physiothérapeutes.
« En téléphonie, les SMS et vibreurs intégrés étaient à l’origine destinés aux sourds et malentendants. » Simon Houriez, designer
Pour apporter des réponses appropriées à ces besoins spécifiques, les designers sont obligés de composer avec d’autres disciplines. Le partenariat entre Cynthia Fleury et Les Sismo en est une parfaite illustration. « Le designer ne peut pas se reposer sur sa seule intuition, sa bonne volonté », confirme Antoine Fenoglio, fondateur du studio. « Il me semblait important d’agencer nos forces communes, ajoute Cynthia Fleury. Le design permet de rendre tangibles nos recherches. »
Le monde politique a lui aussi saisi l’ampleur de ce phénomène. Il y a une dizaine d’années, Martine Aubry faisait campagne autour du concept de « société du “care” ». Aujourd’hui, certaines mairies se mobilisent, comme récemment celle du Havre, qui a réagencé son hall d’accueil, fixé de nouveaux horaires et organisé de nouveaux parcours pour améliorer la réception de tous les publics. L’objectif : favoriser l’inclusivité. « La frontière entre le pathologique et le normal n’est pas étanche », souligne Antoine Fenoglio.

Des innovations profitables à tous

En s’appuyant sur les retours des patients de l’hôpital psychiatrique Sainte-Anne, Cynthia Fleury et Les Sismo ont réfléchi à une « couverture de contention volontaire », à mille lieues d’une camisole. Chaque patient a dessiné des ouvertures très lourdes ou très légères, selon sa pathologie. Un accessoire qui pourrait être décliné en version grand public, un genre de doudou réconfortant dans lequel se lover.
Avec le temps, le care design se révèle profitable au plus grand nombre grâce à d’ingénieux transferts d’innovation. « En téléphonie, les SMS et vibreurs intégrés étaient à l’origine destinés aux sourds et malentendants, rappelle Simon Houriez. Dans la rue, les abaissements de trottoir, les fameux bateaux faits pour les fauteuils roulants, ­profitent aujourd’hui aux valises à roulettes, aux poussettes et aux cyclistes. »
Et, puisque Ikea a choisi de disséminer sa nouvelle gamme care friendly dans les différentes zones de ses magasins au lieu de créer un espace « senior » dédié, le fauteuil Omtänksam, avec son coussin ajustable et son repose-pieds, sera peut-être demain un incontournable des intérieurs d’étudiants. Avec la crise sanitaire que le monde traverse, le soin est-il entré pour longtemps dans la vie de tous, jeunes et vieux, forts et fragiles ?

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