Chef de pôle à Sainte-Anne, à Paris, ce professeur de psychiatrie témoigne, dans une tribune au « Monde », de ce que vivent les soignants, rempart dressé devant la catastrophe mais manquant cruellement de moyens, notamment de masques, et contraints à des choix déchirants.
Publié le 23 mars 2020
Tribune. Nous consacrons 100 % de notre temps à cette crise sanitaire. Médecin psychiatre responsable d’un pôle dans un hôpital psychiatrique parisien, j’ai pris quelques minutes pour en témoigner au nom de tous les soignants, et pour prendre la mesure de ce qui nous attend. Nous sommes au tout début d’une catastrophe annoncée.
Les psychiatres n’ont pas à porter de jugement sur les décisions du gouvernement. Mais sous-mariniers de la société et de ses affres, nous en observons les tensions nouvelles. Je veux surtout décrire ce que vivent les soignants dès aujourd’hui. Ils sont le rempart dressé devant la catastrophe. Ils sont au cœur de la tempête.
Contagion et impréparation
Ce virus se propage à grande vitesse, il est très contagieux. La mécanique de ses conséquences est implacable. Pour une minorité de patients, ce virus conduit à des complications graves. Pour ceux-là, des soins en réanimation seront nécessaires pour soutenir leur fonction respiratoire défaillante. Si cette fraction de quelques pourcents s’applique à des millions de personnes, cette fraction représente beaucoup de monde.
Beaucoup trop de monde. Il ne fait aucun doute que nos réanimations seront très vite saturées. Nos collègues soignants en réanimation ont fait tout leur possible pour élargir leurs capacités, mais elles restent limitées par le nombre de respirateurs disponibles. Alors le plus tragique se jouera en dehors des réanimations.
C’est déjà le cas. Que faire d’un patient faisant une hémorragie méningée ou un infarctus du myocarde et nécessitant une prise en charge en soins intensifs ? Comment faire face à un afflux aux urgences des hôpitaux alors que l’aval est chroniquement insuffisant ? L’aval, c’est avant tout des lits permettant d’hospitaliser des patients. Les services hospitaliers ont en un temps record augmenté leurs capacités et fait sortir des patients encore trop fragiles afin de libérer des lits, ce qui a parfois été déchirant.
La pénurie des masques
Mais même ainsi le tri a déjà commencé aux urgences, faute de solution d’aval. Et que dire de ces myriades de Français qui consultent habituellement leur médecin traitant pour un oui ou pour un non, et qui découvrent que le système de soin est entièrement mobilisé par la crise à venir ?
Aujourd’hui, en 2020, dans un pays aussi développé que peut l’être la France, nous avons dû soigner sans masque un virus respiratoire
Il faut ajouter une réalité, celle de l’impréparation de notre système de soins. Prenons l’indice le plus flagrant : la pénurie de masques. Aujourd’hui, en 2020, dans un pays aussi développé que peut l’être la France, nous avons dû soigner sans masque un virus respiratoire. Nos collègues en ville, en première ligne, ont dû recevoir des patients potentiellement contaminés sans pouvoir se protéger, et donc en devenant eux-mêmes des sources potentielles de contamination.
A l’hôpital, certaines grandes structures, telles que l’AP-HP (Assistance publique-Hôpitaux de Paris), ont été un peu moins touchées par la pénurie, et tant mieux. Dans mon hôpital, la pénurie a été immédiate. Le Groupe hospitalier universitaire (GHU) psychiatrie et neurosciences, né récemment du regroupement de l’ensemble des hôpitaux psychiatriques intra-muros, dont Sainte-Anne, reçoit 70 000 patients par an et compte 1 000 lits d’hospitalisation. Mais nos tutelles nous avaient oubliés ! Le stigma des troubles mentaux est décidément incommensurable : en 2020 on peut oublier les patients et leurs soignants avec eux.
Nombreux sont ceux qui ont fabriqué leurs masques à partir de soutien-gorge et autres bricolages de fortune
Faute de consignes sur les modalités de port du masque, des équipes ont utilisé le peu de masques disponibles. Des stocks entiers ont été volés, aggravant massivement la pénurie. Alors en psychiatrie il a fallu faire sans masque, largement. Nombreux sont ceux qui ont fabriqué leurs masques à partir de soutien-gorge et autres bricolages de fortune. L’image est belle, et il est tentant de se réjouir de cette protection toute maternelle, mais la réalité est tout autre : on ne sait rien de la protection procurée par ces masques, et en pratique on s’y étouffe. Littéralement.
La psychiatrie dans la tourmente
Dès le 15 mars, il a fallu remplacer au pied levé le médecin d’astreinte, qui avait 39 degrés. Pour montrer l’exemple à ses équipes, son remplaçant est rentré dans la chambre d’une jeune étudiante agitée et toussant. Il est entré sans masque. Est-ce héroïque ? Non, c’est lamentable. Lamentable de devoir faire ainsi par la force des choses.
Devant une chaîne de commandement incapable de prendre des décisions sensées (on le savait en temps de paix, espérions-nous un sursaut en temps de guerre ?), j’ai dû donner des consignes pour les 600 soignants du pôle dont j’ai la responsabilité pour réserver les masques aux situations les plus à risque.
Et puis la question des masques s’est doublée de celle des désinfectants. Il a fallu faire fabriquer un équivalent de solution hydroalcoolique avec les moyens du bord. Et être imaginatif pour ce faire, à partir des stocks d’alcool pur du laboratoire d’anatomie pathologique, en cherchant, en vain, à récupérer de l’eau oxygénée auprès des coiffeurs et entreprises alentour, et tout cela en plein Paris en 2020 !
A ce jour, nous avons très peu testé, 38 tests pour l’ensemble du GHU
Les Coréens nous ont montré la voie. Il est difficile de tirer toutes les leçons de l’efficacité de la Corée du Sud à ce jour, mais il semble que la discipline des concitoyens, la disponibilité des masques et des désinfectants y soient pour beaucoup. La politique de test également, qui a été extensive. A ce jour, nous avons très peu testé, 38 tests pour l’ensemble du GHU. Et que dire des hôpitaux psychiatriques isolés, à distance de toute équipe de soins somatiques ? En la matière, Sainte-Anne est favorisé par rapport à bon nombre des hôpitaux psychiatriques, et à Sainte-Anne déjà les conditions de soin sont ubuesques.
Limitation ou arrêt des thérapeutiques actives (LATA)
C’est une réalité terrible, en 2020, que de ne pas soigner une personne comme elle devrait l’être. C’est décider qu’elle mourra, alors qu’elle aurait eu de bonnes chances de vivre en temps normal.
Il faut aussi préciser ce que les euphémismes veulent cacher. Par exemple, la limitation ou arrêt des thérapeutiques actives, cette limitation des soins habituellement désignée par l’acronyme LATA. C’est une réalité terrible, en 2020, que de ne pas soigner une personne comme elle devrait l’être. C’est décider qu’elle mourra, alors qu’elle aurait eu de bonnes chances de vivre en temps normal.
C’est porter une responsabilité incommensurable. L’essentiel se joue d’ores et déjà en dehors des réanimations, pour en protéger les capacités : par la limitation des soins pour des patients qui en temps normal auraient bénéficié des techniques de réanimation. Et qu’en sera-t-il pour les patients hospitalisés en psychiatrie ? Selon toute vraisemblance, le stigma les marquera à nouveau de son fer rouge.
Et il ne s’agira pas alors que de limitation des soins, mais aussi d’une démarche active augmentant le risque de décès d’un patient. Prenons un exemple concret du quotidien de la psychiatrie : comment maintenir isolé un patient fébrile qui ne comprend pas, du fait de ses troubles, la nécessité de cet isolement ? En lui donnant des traitements sédatifs puissants, qui aggraveront sa détresse respiratoire si elle survient, donc en accélérant son décès ?
La schizophrénie affecte 1 % de la population générale, les troubles bipolaires 2 % et la dépression touche une personne sur 5 au cours de sa vie
Tout cela vous paraît virtuel ? La psychiatrie ne vous concerne pas ? C’est les autres et pas vous ? Je pourrais vous rappeler que la schizophrénie affecte 1 % de la population générale, les troubles bipolaires 2 % et que la dépression touche une personne sur 5 au cours de sa vie. Le confinement vous fait peut-être ressentir certains symptômes (ruminations anxieuses, détresse, cauchemars, sentiment de perte de sens, etc.) que d’autres subissent au quotidien depuis des années.
Mais soyons plus concrets encore. Pensez donc aux épisodes pathologiques de l’héroïne de la série Homeland, Carrie Mathison. Vous aurez alors en tête une jolie blonde, remarquablement intelligente, qui à chaque saison sauve des vies, et qui par moments perd pied. Eh bien, c’est elle dont je parle quand j’évoque le terrible dilemme moral que les soignants vont très probablement rencontrer : celui de risquer de provoquer sa mort pour maintenir son isolement.
Ce pourrait être Carrie Mathison, votre voisin, votre sœur, vous-même. Et si Carrie Mathison ne vous suffit pas, pensez donc à un autre personnage souffrant de trouble bipolaire dont le nom est sur toutes les lèvres (sous les masques) : Churchill. « Je n’ai à offrir que du sang, du labeur, des larmes et de la sueur », déclamait-il le 13 mai 1940. Certains rêvent aujourd’hui de la force d’un tel discours. Je préfère celui de 1942, qui ouvre une perspective : « Ce n’est pas la fin. Ce n’est même pas le commencement de la fin. Mais, c’est peut-être la fin du commencement. » Que ceux qui rêvent de Churchill sachent que des patients qui auraient pu prononcer ces mots, ou mieux encore qui l’incarnent, dans toute leur humanité, vont mourir demain.
Que les Français sachent que des soignants feront tout leur possible pour les sauver mais vivront des dilemmes terribles. Ils le feront au risque de leur propre santé et de celle de leurs proches, tout autant exposés malgré eux. Chaque soir, à 20 heures, les applaudissements des Français les confortent, s’il en était besoin, dans leur vocation. Mais déjà ils s’épuisent. Et déjà ils craignent le sort des lendemains de guerre, l’oubli actif, le refoulement psychique et physique des Poilus et autres anciens combattants. La France saura-t-elle se souvenir ? En attendant, les soignants sont en rendez-vous, en rempart.
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