L’établissement de Haute-Marne avait mis en place les mesures de confinement, sans parvenir à empêcher le Covid-19 d’atteindre ses résidents.
Jérôme Goeminne, le directeur du Groupement hospitalier de territoire cœur Grand Est, commence sa conférence de presse sur le ton froid et maîtrisé d’un technicien. Il annonce seize décès consécutifs à l’Ehpad le Chêne de Saint-Dizier (Haute-Marne), qui est sous sa supervision. Autour de la table, une petite dizaine de médecins et cadres de santé sont en renfort pour expliquer « en toute transparence une situation catastrophique ».
« Seize personnes sont mortes, alors que nous avions pris avant tout le monde, en amont du temps national, toutes les mesures de confinement. On était superfiers d’être les bons élèves, on avait compris l’Italie, on avait compris l’Alsace, on savait qu’on serait les suivants, on a tout fait et ça n’a pas suffi. » Et le directeur d’égrener, comme pour parer à toute critique, la liste des dispositifs mis en place : « Le 5 mars on a limité les visites, le 8 mars on a isolé les résidents dans leur chambre, le 11 on a interdit les visites, le 13 mars masques pour tout le monde, et le 15 mars premier décès. » Les deux premières victimes sont évacuées à l’hôpital tout proche et testées : le Covid-19 est entré dans l’établissement. « Résident ? agent ? visite familiale ? on a aucune idée de qui est responsable de ce cauchemar collectif. »
Ensuite, les voix autour de la table se sont brisées. Cette soignante raconte la sonnerie du téléphone de l’Ehpad qui retentit en continu : les familles sont inquiètes, elles demandent des nouvelles de leurs proches, la rumeur s’est répandue dans la ville, le virus sévit dans la maison de retraite. Elle s’excuse de ne pas avoir pu rappeler tout le monde, elle s’occupait des mourants, mais elle veut que les « gens de dehors » soient rassurés : elle avait à chaque minute en tête de les tenir au courant. « Et puis on a tout fait pour accompagner leur fin de vie, on était le seul lien qui restait entre la famille et les malades. »
« Je préfère que ça soit moi plutôt que mes petits-enfants »
Tous les jours, infirmières, médecins, aides-soignants sont passés chambre après chambre, pour lire les courriers envoyés par l’extérieur. Ces messages d’encouragement qui disaient de s’accrocher. Ils ont joué aux dominos, fait des mots fléchés, écouté de la musique, apaisé face aux informations télévisées si angoissantes. « C’est vraiment ça ce qu’il se passe dehors, en France ? », a demandé un résident. Un autre, plus fataliste : « Si c’est à mon tour de mourir je veux bien, je préfère que ça soit moi plutôt que mes petits-enfants. » « Ces gens-là ont connu la deuxième guerre mondiale, ce sont de vraies bibliothèques vivantes, qu’est-ce qu’il va rester d’eux quand on meurt comme ça ? », interroge une des cadres de l’Ehpad.
« On est coupables de rien, répète Jérôme Goeminne. Notre ligne de vie, c’est le soutien des gens, les “merci d’avoir été là” prononcés après les obsèques, c’est ça qui nous fait tenir. » « On est comme nos patients, en détresse aiguë, comment on se sent ? On verra après, on est dans l’action, on se bat, on essaye de limiter la casse, mais il faut pas qu’on tombe », s’émeut cette infirmière.
La douleur de perdre seize résidents
A l’évocation de la douleur de perdre seize patients en une semaine, seize résidents qu’ils connaissaient depuis longtemps, tous autour de la table répondent que c’est « leur métier », mais qu’il y aura un avant et un après l’épidémie, et qu’une prise en charge pour supporter le traumatisme sera nécessaire. Pour l’instant, leur colère est réservée à ces joggeurs croisés hier soir à la sortie de l’Ehpad, qui devraient venir « faire du bénévolat à la maison de retraite pour comprendre » : « S’il vous plaît, c’est une guerre, on est au front, mais on a besoin de vous chez vous. » Et l’hécatombe n’est peut être pas terminée : quarante résidents du Chêne montrent encore des signes d’hyperthermie.
« La question de la suite je la pose un jour sur deux à mes équipes, je n’ai pas de boule de cristal », conclut le directeur. La gériatre à ses côtés de rajouter : « Je ne peux pas vous dire s’ils vont s’en sortir, c’est très compliqué le Covid-19, ils vont bien, et puis le matin du septième jour ils meurent tous d’un coup. ». La maison de retraite du Chêne à Saint-Dizier est, après celle de Cornimont dans les Vosges où vingt pensionnaires sont décédés, le deuxième plus gros foyer de victimes de France. A égalité avec les seize décès déjà enregistrés dans la Maison de retraite et de gériatrie du groupe Rothschild, à Paris (12e).
A Thise dans le Doubs, ce sont quinze morts qui ont été répertoriés, quatorze à Saint-Germain-en-Laye dans les Yvelines, sept à Sillingy en Haute-Savoie. Au total, la barre des 100 personnes âgées mortes dans leurs établissements de résidence a été franchie – sans que ces chiffres ne puissent être précisément étayés à l’échelle nationale. Le directeur général de la santé, Jérôme Salomon, l’a reconnu lui-même, il n’y a pas de comptage dans ces structures : « On sait que les décès à l’hôpital ne représentent qu’une faible part de la mortalité. »
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