Dans un Ehpad toulousain le 20 février. Photo F. Scheiber. Hans Lucas
Depuis le début de l’épidémie, plusieurs établissements pour personnes âgées auraient déjà enregistré leurs premiers morts du coronavirus. Alors que le matériel et les personnels manquent dans de nombreuses structures, tous redoutent un bilan terrible faute de protocole dédié.
«Nous avons le regret de confirmer, à ce jour, 20 décès en lien possible avec le Covid-19.» Dans un communiqué commun, l’agence régionale de santé (ARS) et la préfecture des Vosges ont fait état lundi de la situation dramatique dans un Ehpad (établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes) de Cornimont, commune de 3 000 habitants à une vingtaine de kilomètres de Gérardmer. Désormais, la présence du coronavirus dans plusieurs maisons de retraite un peu partout en France ne fait plus de doute. Avec parfois une issue fatale pour certains résidents, même si le lien avec le Covid-19 est probable mais pas sûr à 100 %, les tests n’étant pas effectués post mortem. Depuis le début de l’épidémie, quinze personnes sont mortes dans un établissement de Thise (Doubs), sept à Sillingy (Haute-Savoie), cinq à Mauguio (Hérault)… Lundi, l’ARS d’Ile-de-France indiquait que 124 Ehpad de la région comptaient au moins deux cas diagnostiqués.
«On va vers une hécatombe dans les Ehpad», a alerté lundi sur RTL Patrick Pelloux, président de l’Association des médecins urgentistes de France, se faisant l’écho des craintes exprimées par de nombreux professionnels. La semaine dernière, plusieurs d’entre eux alertaient le ministre de la Santé, Olivier Véran, redoutant la mort de plus de 100 000 personnes âgées dépendantes. Pour tenter de faire face, le gouvernement a d’abord demandé aux Ehpad d’activer leur «plan bleu», dispositif né après la canicule de 2003. Depuis le 11 mars, toutes les visites extérieures sont suspendues. Mais la propagation du Covid-19 semble difficile à enrayer.
Quelles sont les mesures de protection ?
«Notre objectif, c’est que le loup n’entre pas dans la bergerie, sinon on va à la catastrophe.» Philippe Roux est cadre de santé dans l’Ehpad Saint-Joseph, à Saint-Pierre-en-Auge (Calvados). Depuis début mars, il impose des «mesures barrière crescendo» pour protéger ses 52 résidents (moyenne d’âge : 85 ans). «Les gens ne comprenaient pas forcément au début, mais aujourd’hui je m’en félicite», dit-il, alors que sa structure ne compte pour le moment aucun cas suspect. Partout en France, c’est le branle-bas de combat. «On nous prend la température dans la rue, avant même d’entrer dans les locaux», décrit Hervé, médecin coordonnateur dans un Ehpad francilien. «Au moindre symptôme, on reste chez nous», complète Marion (1), infirmière dans une structure iséroise. Dans l’Hérault, «on a supprimé toutes les visites extérieures, même pour les personnes en fin de vie», appuie Françoise Centeilles, aide-soignante.
Ces mesures de précaution semblent cependant s’imposer de manière variable. Officiellement, le gouvernement ne recommande au personnel le port du masque qu’en cas «d’apparition de symptômes chez des résidents». Dans certains établissements, où le matériel ne manque pas, on n’hésite pas à l’imposer de manière systématique. C’est le cas de celui de Christophe, médecin coordonnateur dans un Ehpad des Hauts-de-Seine : «Chaque soignant dispose de deux masques FFP2 par jour [ceux présentant le plus haut degré de protection, ndlr], de surblouses, gants, charlottes…» Ailleurs, on gère la pénurie. «On a d’abord opté pour le port du masque par tous les personnels, changé toutes les trois heures, puis on est passé à un masque par demi-journée, et désormais un par jour, pour les économiser», regrette Cécile Drouet, directrice de l’Ehpad les Estamounets, à Couiza (Aude). Face à ces manques, place au système D. «Un de nos animateurs a imaginé un masque en tissu lavable, dans lequel on glisserait une couche urinaire», soupire Jean-Paul Duplan, médecin dans un établissement de l’Essonne.
Dans un Ehpad breton, la direction refuse que les soignants portent des masques «tant qu’il n’y a pas de cas ou de suspicion», peste Sylvie (1), aide-soignante. Motif avancé : «Garder les stocks pour le pic de pandémie.» Infirmière dans une structure de l’Aude, Alix (1) ne décolère pas en repensant à «cette collègue dont le conjoint a déclaré la maladie. Comme elle n’avait pas de symptôme, la direction lui a demandé de venir travailler sans attendre les quatorze jours d’incubation».
Ce week-end, le ministre de la Santé a annoncé la livraison de 500 000 masques par jour dans les Ehpad. Promesse saluée par Florence Arnaiz-Maumé, déléguée générale du Syndicat national des établissements et résidences privés pour personnes âgées (Synerpa), selon laquelle les premiers arrivages sont en cours. Et de recommander aux établissements «pas encore touchés» de «revoir leurs protocoles» en limitant les contacts pour «tenir face à une crise pouvant durer trois à cinq semaines».
Comment détecter ?
Les dernières recommandations du ministère préconisent de surveiller l’apparition de symptômes, de faire tester les trois premiers résidents d’un même établissement qui en présentent, et d’organiser en fonction un secteur dédié avec confinement en chambre. Mais la pratique est plus complexe. «Les retours que l’on a du terrain font état de symptômes atypiques, pas forcément de type respiratoire dans un premier temps : troubles digestifs ou décompensation d’organes déficients en raison de maladies chroniques», explique Gaëtan Gavazzi, professeur en gériatrie au CHU de Grenoble et infectiologue. «Au sein de cette population, chaque personne présente en moyenne huit autres pathologies, donc huit fois plus de risque d’observer des signes différents», abonde Gaël Durel, médecin gériatre et président de l’Association des médecins coordonnateurs et du secteur médico-social (MCoor). Et de poursuivre : «Les signes respiratoires et la toux surviennent souvent après plusieurs jours. Quand on décèle ces symptômes, c’est que potentiellement 75 % des résidents sont déjà affectés, avec une mortalité de l’ordre de 15 %.»
Les tests posent aussi question. «Idéalement, la stratégie devrait être de pouvoir tester rapidement, puis d’isoler le patient positif pour éviter la contamination. Or, s’agissant du Covid-19, plusieurs difficultés se présentent : les périodes asymptomatiques, le nombre de tests disponibles, ainsi que la durée nécessaire pour avoir les résultats, qui est de vingt-quatre à quarante-huit heures», déroule Gaëtan Gavazzi. Une situation difficile à vivre pour les soignants : «C’est insupportable parce qu’on ne peut pas s’organiser, redoubler de vigilance», déplore Alix, infirmière dans l’Aude. Et comme aucun test n’est pratiqué post mortem, Christophe, dans les Hauts-de-Seine, a choisi d’inscrire «suspicion de Covid-19» sur les avis de décès : «Le pic fébrile et la détresse respiratoire ne trompent pas.»
Comment vivre avec le Covid-19 ?
Lundi, un premier cas de Covid-19 s’est déclaré dans l’Ehpad francilien d’Hervé, médecin coordonnateur. «On est immédiatement passé du confinement à l’isolement pour cette personne, raconte-t-il. Les soignants sont équipés de la tête aux pieds quand ils vont la voir. Les résidents qui avaient été en contact avec elle doivent rester dans leur chambre.» Ces bonnes pratiques ne sont pas faciles à faire respecter. Alix, l’infirmière audoise : «On dit aux résidents de rester dans leurs chambres, mais ils ne comprennent pas. Ils sortent dans les couloirs, se trompent de chambre, se mettent dans le lit des voisins, échangent les chaussons, les dentiers… Beaucoup ont des troubles de démence. La réalité, c’est celle-là.» Même défi pour les testés positifs : «Il peut être difficile de leur faire garder un masque», pointe Gaël Durel. Des effectifs de professionnels sur la corde raide (arrêt de travail en cas de suspicion de Covid-19, garde des enfants depuis la fermeture des écoles) compliquent encore la donne.
Le protocole de soins pose d’autres difficultés. «98 % des résidents ne peuvent accéder aux services de réanimation en raison des comorbidités, souligne Gaël Durel. C’est pour cela qu’en ces temps de lutte intense contre le virus, on ne réclame pas de lits en réa, mais on alerte sur la nécessité de maintenir un accès à des services médicaux.» Un avis partagé par Jean-Paul Duplan, médecin dans l’Essonne. «Je ne pense pas que transférer quelqu’un de 97 ans en réanimation soit une bonne chose. Ce n’est pas un scandale, c’est comme ça. De mon côté, je ferais ce qu’il m’est possible pour soulager cette personne.» Cécile Drouet, directrice d’un établissement dans l’Aude, s’efforce déjà d’acquérir des bonbonnes d’oxygène supplémentaires, «par précaution».
Quelles conséquences à moyen et à long terme ?
La crise sanitaire pèse sur le moral : ces «images qui tournent en boucle», cet «ennemi invisible», sont sources d’angoisse, observe Philippe Roux, cadre de santé dans le Calvados. «Certains résidents vont présenter de l’anxiété, qui se manifeste par des troubles du sommeil, une angoisse de mort, la peur d’être contaminé, des ruminations», égrène Salomé, psychologue dans un Ehpad du Rhône. Mais le pire semble être la coupure avec les proches : «Le téléphone, c’est bien, mais on a une population souvent sourde… Un Skype, ça n’a pas de prix», souligne Philippe Roux. Le gériatre Gaël Durel alerte sur le risque d’un «syndrome post-traumatique, qui peut être difficile à exprimer, notamment en raison de troubles cognitifs. Certains ne savent plus s’ils sont confinés depuis un jour, un mois ou… depuis la guerre».
A plus long terme, «il faut se questionner sur les conséquences dans l’après-coup de l’épidémie», estime son confrère Gaëtan Gavazzi. Car outre les morts, ceux qui survivent peuvent se trouver considérablement affaiblis : «On voit avec les épidémies de grippe des phénomènes de dénutrition, de chutes ou encore d’escarres chez des gens qui se sont épuisés à lutter contre le virus», détaille-t-il. Pour ce spécialiste du grand âge, le risque de ces nouvelles dépendances laisse planer non seulement le spectre d’une dégradation de la qualité de vie, mais aussi «d’un impact énorme en matière de coûts». «Même si l’heure n’est pas à la polémique, le manque de personnels en établissements comme à domicile, qu’on dénonce depuis plusieurs années, est toujours là et risque d’être accentué en cette période tendue», pointe pour sa part Pascal Champvert, président de l’Association des directeurs au service des personnes âgées (AD-PA). D’autant, rappelle-t-il, que la situation dans les Ehpad pourrait n’être que la partie la plus visible de la crise du coronavirus : sur les 1,2 million de personnes âgées dépendantes en France, plus de la moitié vivent à leur domicile.
(1) Les prénoms ont été modifiés.
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