Dans un entretien au « Monde », la philosophe Claire Marin explique que la crise que nous vivons n’est pas une « guerre » mais une rupture, qui nous met à l’épreuve dans l’intimité de nos vies.
Claire Marin est philosophe et enseigne dans les classes préparatoires en banlieue parisienne. Membre associée de l’Ecole normale supérieure, elle dirige le Séminaire international d’études sur le soin (SIES). Elle est l’auteure de plusieurs ouvrages consacrés aux épreuves de la vie et de la maladie : Violences de la maladie, violence de la vie (Armand Colin, 2008), Hors de moi (Allia, 2008), La Maladie, catastrophe intime (PUF, 2014). Après un texte consacré aux parcours de jeunes de banlieue (La Relève, Cerf, 2018), elle a publié Rupture(s) (L’Observatoire, 2019), un ouvrage remarqué. Elle-même atteinte d’une maladie auto-immune, Claire Marin analyse la rupture avec la normalité et la façon dont cette pandémie affecte et fragilise nos vies.
L’expression « Nous sommes en guerre », utilisée par le président de la République, est-elle appropriée à la situation que nous vivons ?
A mon sens, il ne s’agit pas d’une guerre, parce qu’il n’y a pas d’ennemi. Nous sommes face à un phénomène qui s’inscrit dans la loi du vivant, laquelle se manifeste à la fois au travers de processus de création et de destruction. La maladie fait partie de la vie au sens biologique, comme la dégénérescence et la mort. Il n’y a pas d’ennemi quand il n’y a ni intelligence humaine ni intention de nuire. Il s’agit d’un phénomène biologique qui nous menace et nous met à l’épreuve, mais ce n’est pas une guerre.
Penser les maladies sur le modèle de la guerre, ce qui est courant, c’est se méprendre sur l’essence du vivant. Je ne suis pas sûre que cela aide ni à se la représenter ni à en comprendre le fonctionnement. D’autant plus qu’ici il s’agit non pas d’aller au contact, mais bien plutôt de l’esquiver comme un boxeur agile, qui refuserait de rendre les coups. Pour le moment, nous ne sommes pas en mesure de la détruire, ni par un traitement, ni par un vaccin, mais simplement d’essayer autant que possible de freiner sa propagation affolante. C’est très différent.
N’y a-t-il pas toutefois une situation, notamment sanitaire, qui rappelle la guerre ?
Ce qui s’apparente à une guerre, c’est ce que vivent les soignants, puisque les hôpitaux se transforment en un champ de bataille. Et ce n’est presque plus métaphorique malheureusement. C’est-à-dire qu’ils doivent faire face à un afflux considérable et parfois monstrueux de patients qu’ils n’ont pas toujours les moyens de soigner correctement ou de soigner tout court. Ce qui est vrai, c’est que, pour eux, s’impose désormais une logique de médecine de catastrophe ou de médecine de guerre, où il faut choisir entre les patients, trier en fonction d’un « score de fragilité », appliquer des logiques de sacrifice particulièrement éprouvantes humainement et que beaucoup d’entre eux découvrent aujourd’hui avec effarement et profonde détresse.
Ce qui peut aussi éventuellement rappeler la guerre, c’est le fait que nous vivons collectivement, au même moment, la menace et le confinement. Mais, là encore, il faut garder en tête ce que peut être un confinement en temps de guerre et la manière dont nous vivons ce confinement, inquiets pour nous et pour les autres, angoissés, certes, mais sans craindre qu’un obus s’abatte sur notre abri. Le dramaturge Wajdi Mouawad, le directeur du Théâtre de la Colline, à Paris, dans son « Journal de confinement », qui est sans doute l’un des témoignages les plus forts et les plus émouvants que j’ai écoutés récemment, a vécu, enfant, la guerre du Liban. Il nous rappelle ce que signifie un confinement en temps de guerre. Il dit bien aussi les angoisses profondes que la période actuelle ravive pour lui.
Pour nuancer mon propos, je dirais que ce n’est pas une guerre, mais que cette expérience a un potentiel destructeur, moralement et psychiquement comparable à une guerre, pour certains d’entre nous, en particulier ceux fragilisés par des blessures du passé.
De quoi certaines réactions d’« incivisme » des Français sont-elles le signe ?
Sans doute de notre difficulté à intégrer une réalité si étrangère à nos vies depuis des décennies. Nous avons mis, nous mettons du temps à réaliser la gravité de la situation, car ces phénomènes d’épidémie renvoient dans l’inconscient collectif aux récits d’un passé révolu, sont liés à des époques où la médecine était totalement impuissante face à ces phénomènes massifs. Jusqu’à récemment, on entendait aussi des discours minimisant la dangerosité du virus, alors qu’il suffisait de discuter au même moment avec des proches italiens pour prendre la mesure de la catastrophe. Il y a là encore la manifestation d’une forme de déni, qui n’est pas sans rappeler notre attitude face aux menaces liées au changement climatique.
Dans la situation présente, désobéir ne manifeste rien ni de notre liberté, ni de notre courage. Mais, au contraire, sans qu’on en ait nécessairement conscience, cela ne relève que de l’égoïsme et de la lâcheté : nous déléguons aux soignants l’impossible mission de guérir tous ceux que, par légèreté ou par bravade, nous aurons contaminés. Cela montre bien aussi à quel point les lois du vivant, comme la nature elle-même, nous sont devenues étrangères et lointaines, et qu’un certain bon sens, un savoir pratique des maladies, a disparu au profit d’une confiance démesurée dans les pouvoirs de la science et de la médecine occidentale.
Pourquoi ces attitudes relèvent-elles, selon vous, de l’ignorance des lois du vivant ?
C’est comme si nous redécouvrions qu’en tant qu’êtres vivants nous sommes interdépendants. A force de nous considérer comme des individus, autonomes, séparés, distincts les uns des autres, nous avons fini par oublier à quel point nous sommes pris dans des flux où nous ne faisons pas que cohabiter : nous sommes liés les uns aux autres. Nous nous transmettons de la joie, des angoisses mais aussi des virus. On n’utilisait plus le terme de « contagion » que de manière métaphorique, on est ramenés brutalement à la réalité de son sens premier.
Ne voit-on pas chaque personne comme un ennemi, un danger, un risque potentiel ?
Comme un ennemi peut-être pas, comme une menace peut-être. Mais aussi, je crois, comme quelqu’un qui, comme nous, découvre, dans cette épreuve, et sa propre vulnérabilité et sa dangerosité potentielle. C’est très troublant de se penser à la fois comme victime et comme responsable. C’est presque inconciliable.
N’y a-t-il pas de nouvelles solidarités qui se font jour ?
Si, bien sûr, heureusement, il y a des signes d’entraide autour des personnes isolées, des discussions qui s’improvisent sur les balcons ou aux fenêtres, des voisins qui approvisionnent les plus fragiles. Il faut espérer que cet élan perdure malgré l’étirement du confinement dans le temps, et que nous résistions à la tentation du repli et de l’égoïsme, dont nous voyons aussi des signes chaque jour.
On voit également des liens qui se réaffirment et se renforcent. Dans ce temps libéré par le confinement, on peut enfin en accorder aux proches, aux amis, dans des discussions qui, parce qu’elles se partagent sur un fond d’angoisse commune, sont plus habitées et plus essentielles que dans nos vies normales, impatientes et souvent inattentives.
Etes-vous d’accord avec l’idée selon laquelle, loin de résister à cette assignation à résidence et à cet état d’exception mondialisé, il faudrait « surveiller et punir », comme dit aujourd’hui le philosophe Slavoj Zizek, à rebours des analyses de Michel Foucault et de Giorgio Agamben ?
Quel sens cela peut-il avoir de résister aux injonctions qui visent à nous protéger ? Les demandes émanent des soignants eux-mêmes. C’est à eux aussi qu’il faut épargner le plus possible cette tâche insensée et monstrueuse qui est la leur en ce moment et le sera pour des semaines, peut-être des mois. C’est un état d’exception en effet, où il faut bien comprendre à qui l’on obéit, pour quelle raison on le fait et qui l’on protège ainsi. Cela renvoie chacun à sa responsabilité face à la santé d’autrui.
Qu’est-ce qu’une vie confinée ?
Certains semblent découvrir la vie domestique : préparer les repas, entretenir la maison, aider aux devoirs. Si ce confinement est angoissant, c’est qu’il nous ramène parfois à un lieu et plus exactement à des tâches qu’on avait déléguées à d’autres, réduites à leur strict minimum ou totalement désinvesties et qui s’imposent à nous avec d’autant plus de pesanteur. On découvre que le souci des autres – subvenir à leurs besoins au quotidien, entretenir la maison, enseigner aux enfants (et ne parlons même pas des adolescents) –, ce sont aussi des compétences, ni subalternes ni innées. C’est toute cette vie invisible qui fait tourner les familles qu’il n’est désormais plus possible de considérer à distance, de loin, le soir en rentrant tard chez soi.
Comment tenir, sur la durée, cette vie confinée ?
Maintenant, il faut tenir dans cet espace parfois restreint, quoi qu’il en soit. Et sur ce point, on peut s’appuyer sur la force de l’habitude et sur les rituels qui posent des cadres. Si notre vie est devenue brutalement anormale, nous pouvons – c’est la force de tout être vivant, comme nous l’a appris le philosophe et médecin Georges Canguilhem – y recréer de nouvelles normes. Elle a changé d’allure, nous pouvons en inventer une autre, dont le rythme sera d’ailleurs peut-être moins oppressant que celui que nous imposait notre existence jusqu’alors. Nous nous sentons impuissants et démunis, il faut imaginer des formes d’activité différentes.
Pour ceux d’entre nous qui sont confinés et sortis de l’urgence de l’action, nos existences confinées sont de l’ordre du bricolage, de l’improvisation et de l’acrobatie : comment faire cohabiter en un même espace tous nos personnages (familial, conjugal, professionnel, amical) sans risquer la collision ? Nous devons trouver nos marques, respecter les justes distances. Cela prendra, cela aussi, du temps.
Cette crise ne conduit-elle pas à éprouver un autre rapport à la maladie ?
Elle rend plus sensible une réalité que seuls les malades, de l’autre côté de la rive, connaissaient intimement. L’incertitude sur l’avenir, la peur de disparaître, la vie au conditionnel. Mais aussi l’espace restreint, les relations sociales réduites, les interactions professionnelles limitées. Nous découvrons ce que les personnes malades, handicapées, certaines personnes âgées ou marginalisées ne connaissent que trop bien. Est-ce que cela débouchera sur de nouvelles solidarités à l’avenir ? J’aimerais le croire.
En quel sens ce que nous vivons est-il une rupture ?
Au sens où nous sommes brutalement interrompus dans le flux de nos vies, séparés parfois de ceux que l’on aime, par le confinement, et que nous ne savons pas quand nous les reverrons, ni même si nous les reverrons. C’est plus qu’une rupture à vrai dire, c’est le pressentiment de la catastrophe, c’est l’expérience d’une terrible menace. Soudain, la contingence, l’absurde au sens existentiel resurgissent dans un monde qui pensait contrôler, planifier, en quantifiant et en programmant. Aux ruptures que nous connaissons déjà, conjugales, professionnelles, spirituelles ou idéologiques, s’ajoute désormais la conscience plus vive que ce sont nos vies elles-mêmes qui sont fragiles.
Comment imaginez-vous le monde d’après ?
J’ai beaucoup de mal à l’imaginer, parce que, pour reprendre une image de Descartes (1596-1650), il a mille côtés. Il y a tellement de paramètres en jeu que la représentation du monde qui pourrait en émerger est presque impossible. Je sais par contre ce que j’espère. Une prise de conscience à l’échelle collective de la nécessite de repenser notre lecture du monde social, la valeur des métiers, le sens d’une vie en commun, le rapport à la nature. Une réflexion sur la précipitation effrénée de nos vies, la démesure de nos déplacements, de notre consommation. A l’échelle individuelle, une plus grande lucidité face aux petits contrats de mauvaise foi que l’on passe avec soi-même.
Mais je ne suis pas très optimiste quant à la réalité de ces prises de conscience et de ces changements personnels et politiques. Face à la catastrophe, on préfère toujours se rassurer en la considérant comme une parenthèse plutôt qu’un avertissement.
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