« Implant Files ». Le laboratoire Ceraver a mené des essais cliniques illégaux en implantant une prothèse d’un nouveau type, censée annihiler les infections post-opératoires.
Daniel Blanquaert n’est ni médecin ni chirurgien, mais, chaque jour, depuis son bureau de Roissy d’où il voit décoller les avions, il se rêve en cador des blocs opératoires. Le PDG de Ceraver, dont les prothèses de hanche, de genou et d’épaule made in France ont plutôt bonne réputation, est certain, en ce printemps 2011, que sa nouvelle prothèse de hanche, l’« Actisurf », mise au point par une chercheuse du CNRS avec laquelle il s’est associé, va révolutionner la médecine. Terminées les reprises d’opération pour cause d’infection. Pour la première fois, un moyen a été trouvé pour que les bactéries, ces bêtes noires des chirurgiens, ne collent pas à la tige implantée dans le corps du patient.
Les études réalisées sur des lapins sont bonnes, les greffes sur les brebis concluantes, lui a expliqué la professeure Véronique M., du laboratoire de Villetaneuse, en Seine-Saint-Denis. Voilà plus de vingt ans que cette ingénieure en matériaux travaille à recouvrir une prothèse en titane d’un film antibactérien. Une fois les derniers tests sur animaux effectués, les essais cliniques sur l’homme vont pouvoir débuter. Mais le patron de Ceraver ne l’entend pas de cette oreille. Ses concurrents américains et européens lorgnent sur le brevet, il ne faut pas traîner.
Daniel Blanquaert sait déjà à qui il va proposer une première mondiale : au professeur Alain Lortat-Jacob, le pape des infections ostéo-articulaire, longtemps chef de service de l’hôpital Ambroise-Paré de Boulogne-Billancourt. Son nom, associé à celui de l’entreprise, c’est le succès assuré. Lorsque Daniel Blanquaert l’a appelé pour lui dire qu’« il serait bien qu’[il] pos[e] la première » prothèse, le chirurgien s’est bien douté « que sur le plan administratif, ça frottait un peu sur les bords », a-t-il reconnu au cours de son audition devant les enquêteurs, dont Le Monde a pris connaissance. Mais il a « la certitude » que les patients ne courent aucun risque. Il y a juste un détail : il part bientôt à la retraite, il faut donc faire vite.
Des essais cliniques sauvages
Cette contrainte d’agenda, ajoutée à l’impatience du fabricant, va transformer l’histoire en affaire judiciaire. En février 2013, l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM), reçoit la lettre anonyme d’un salarié de Ceraver qui dénonce des essais cliniques sauvages, réalisés dans le dos des patients et livre aussi une longue liste de prothèses commercialisées par Ceraver sans marquage CE (conformité européenne) depuis plus de cinq ans.
Les implantations ont eu lieu dans toute la France, comme dans ce grand hôpital parisien où « les plus gros poseurs (…) sont consultants », et donc rémunérés par l’entreprise, jusqu’à 110 000 euros par an, précise-t-il. Lui ne « supporte plus de cautionner le fonctionnement de l’entreprise ».
Lorsqu’il entre à l’hôpital Ambroise-Paré, le 8 juin 2011, Fernando A., 67 ans, ignore qu’il est le premier patient qu’Alain Lortat-Jacob a retenu pour tester la prothèse Actisurf. Comme lui, trois autres personnes, deux femmes et un homme, ont été sélectionnées pour ces essais cliniques – illégaux. Ils doivent être opérés par Philippe Hardy, le professeur qui a succédé à Alain Lortat-Jacob à la tête du service d’orthopédie. Philippe Hardy connaît bien Ceraver. Chaque année, en janvier, il tire les rois avec les commerciaux et trinque avec son PDG à leur bonne entente mutuelle. Le professeur touche 30 000 euros par an du fabricant en échange de ses conseils.
La loi sur la recherche biomédicale est stricte : aucun essai ne peut avoir lieu sans avis favorable du Comité de protection des personnes, sans l’autorisation de l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM), et surtout, sans le consentement éclairé, c’est-à-dire l’accord explicite, du patient. Or, Fernando A., Martine D., Patrick G. et Jeanine L. n’ont jamais rien signé.
A peine connaissaient-ils le type de prothèse qu’on allait leur implanter. On leur a expliqué qu’il s’agissait d’un implant avec un « effet de surface dont le but est de diminuer le taux d’infection », a assuré le professeur Hardy aux gendarmes. « Vous savez, lorsqu’il s’agit de demander de faire des tests cliniques, la plupart des patients disent non. C’est pour cela qu’on ne dit rien et qu’on le fait », s’est-il justifié auprès de la famille de Fernando A.
Tous faisaient confiance à leur chirurgien. Patrick G., lui, a ainsi apprécié l’honnêteté de ce médecin qui lui avait conseillé il y a quelques années de perdre 5 kg plutôt que de se faire opérer du genou. C’est donc tout naturellement qu’il l’a rappelé quand sa hanche est devenue douloureuse. Et puis, Ambroise-Paré figure toujours en bonne place dans le palmarès du Point, qui chaque année classe les hôpitaux selon leur performance.
« Tromperie » et « recherche biomédicale sans autorisation »
Devant les gendarmes puis les juges, le PDG de Ceraver a tout avoué et admis qu’ils « savai(en)t très bien que tout ceci était illégal ». Les chirurgiens ont fait de même, tout en insistant sur le fait qu’il n’y avait, selon eux, aucun danger pour les patients. Daniel Blanquaert et Alain Lortat-Jacob – Philippe Hardy est mort depuis – comparaîtront au tribunal en septembre 2019 : Daniel Blanquaert pour « tromperie », « mise en service d’un dispositif médical non conforme » et « recherche biomédicale sans autorisation » ; le professeur Lortat-Jacob pour « recherche biomédicale sans autorisation et sans consentement du patient ». Le PDG de Ceraver a reconnu que ces implantations avaient eu lieu « sans autorisation préalable des autorités sanitaires », mais insisté sur « l’absence de risque pour la santé des patients ».
C’est l’imminence de la retraite du professeur Lortat-Jacob – qui a refusé de répondre à nos questions – qui a tout accéléré. En mai 2011, Daniel Blanquaert réunit ses plus proches collaborateurs et leur ordonne de trouver le moyen de « faire passer les tiges Actisurf au bloc sans attirer l’attention » afin que Lortat-Jacob réalise la première implantation, en guise de « cadeau » de départ.
Changer les étiquettes
A l’hôpital, le bloc opératoire, c’est Fort Knox. Impossible d’y entrer sans que le dispositif médical soit passé par la pharmacie centrale, qui l’enregistre et vérifie sa provenance. Mais là, les Actisurf n’étant pas référencées dans le catalogue officiel ne pourront pas franchir le premier filtre, fait remarquer Xavier P., le responsable commercial. « Vous ne sortez pas tant qu’une solution n’a pas été trouvée », lance Daniel Blanquaert. Pourquoi ne pas étiqueter les nouvelles tiges avec des étiquettes de tiges déjà connues de la pharmacie, les Cerafit RMIS R, par exemple, suggère Xavier P. ? Le silence de tous vaut validation, la réunion se termine.
La suite se déroule exactement comme prévu. Une trentaine de prothèses Actisurf sont fabriquées à Plailly, dans l’Oise, stérilisées au centre de recherche CEA de Saclay, puis étiquetées sous un autre nom avant d’être déposées à la responsable du bloc par le commercial de Ceraver. Un détail aurait pu attirer l’attention des infirmières : la couleur des prothèses. Dorées pour les Actisurf, grises pour les Cerafit RMIS R. Mais comme les boîtes arrivent scellées et stériles, personne n’a rien remarqué.
Une fois les quatre premières tiges implantées, Daniel Blanquaert s’empresse de communiquer. Au congrès national de la Société française de chirurgie orthopédique, qui rassemble chaque année en novembre 4 000 à 5 000 prothésistes à Paris, il tracte à tous les stands. Quarante ans après la « première implantation au monde d’une tige en alliage de titane » (que Daniel Blanquaert a réalisée « en 1972 avec P. Boutin » est-il rappelé), les professeurs Alain Lortat-Jacob, Philippe Hardy implantent les premières prothèses couvertes d’un « revêtement anti-adhésion bactérienne ». Certains employés de Ceraver s’étonnent des délais particulièrement courts avec lesquels leur chef a obtenu les autorisations mais ne relèvent pas.
Une prothèse trop petite
Ce n’est que deux ans plus tard, le 2 mai 2013, en lisant Le Parisien que les quatre patients découvrent qu’ils ont servi de cobayes. Ils avaient trouvé un peu étrange que le professeur Philippe Hardy les appelle, la veille, un 1er mai, pour « une question administrative » et les prévienne que « des journalistes (allaient) monter en épingle une affaire de prothèses ». Mais hors contexte, ils ne pouvaient pas comprendre.
Lorsque la fille de Martine D. a insisté pour que le docteur Hardy lui dise si sa mère faisait partie du lot, il a répondu qu’elle avait la chance de porter une prothèse qui a bénéficié de dix ans d’études. Produit révolutionnaire ou pas, Martine D. a « perdu une partie de (s)on autonomie » alors qu’on lui avait assuré qu’elle pourrait reprendre le sport. « C’est pour ça qu’il ne faut pas opérer les gens qui veulent retrouver leur classement au tennis… », a rétorqué Alain Lortat-Jacob aux gendarmes. « La prothèse sans ciment est rarement une prothèse qu’on oublie. »Fernando A., lui, après plusieurs mois sous anti-douleurs, a dû être explanté car la prothèse était trop petite. Il ne se déplace plus sans canne désormais.
Les patients n’ont pas été les seuls dupes de l’histoire. Le trio n’avait rien dit de ses essais à la professeure Véronique M., la chercheuse du CNRS. Encore moins à l’ingénieure de recherches cliniques, recrutée spécialement pour ce dossier, qui a naïvement adressé, en octobre 2011, les documents de demandes d’autorisation sans savoir que les premières implantations avaient déjà eu lieu.
« Nous avons contourné une lenteur administrative »
Il arrive toujours un moment où les industriels pris la main dans le sac pestent contre les procédures qui freinent la recherche et l’innovation. Devant les gendarmes, le PDG de Ceraver s’agace de ces « gens [de l’ANSM] qui ne prennent aucun risque » et à cause desquels « vous ne pouvez pratiquement plus rien faire ».
Ce qu’il ne dit pas – et c’est une autre surprise de cette enquête –, c’est que ce contournement de la réglementation était devenu pratique courante chez Ceraver. En 2009, alors que les fabricants de prothèses de hanche, du genou et de l’épaule ont l’obligation, depuis cinq ans, de réévaluer leurs implants en dispositif de classe 3, Ceraver n’a aucun scrupule à distribuer ses prothèses non conformes et à les proposer dans des appels d’offres. « Les délais du LNE [l’organisme certificateur]sont très longs, [voire] exécrables, tente de justifier Daniel Blanquaert. Nous ne mettions pas en danger la vie des gens. Nous avons juste contourné une lenteur administrative. »
Selon les calculs des gendarmes, en comptant les 40 tiges Cerafit RMIS R implantées en 2010 sans aucune certification, quelque 1 885 dispositifs médicaux Ceraver non conformes ont été recensés sur le marché. Le chiffre d’affaires de la fraude atteint 1 140 209 euros. Le coût pour l’Assurance-maladie est de 59 304 euros pour chaque prothèse Actisurf implantée, plus 73 000 euros pour l’explantation. Et c’est sans compter les examens prescrits aux patients ensuite, que l’Agence du médicament a recommandé aux chirurgiens de suivre de près.
L’ANSM, de son côté, après avoir refusé à deux reprises d’accorder son feu vert pour mener les essais cliniques, a en 2016, malgré l’affaire, autorisé le début des essais officiels à Boulogne, Paris et Brest. « Cette demande d’autorisation clinique a été évaluée selon les procédures en vigueur et avec attention par l’ANSM, notamment en raison de l’historique avec cette société », a simplement répondu l’agence au Monde. Une centaine de patients ont déjà été implantés.
Ce qu’il faut savoir sur l’enquête « Implant Files »
Les « Implant Files » désignent une enquête menée par le Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ) et 59 médias partenaires, dont Le Monde.
- Au cœur de l’enquête : les dispositifs médicaux. Plus de 250 journalistes ont travaillé sur les incidents occasionnés par ces outils censés aider les patients (de la pompe à insuline aux implants mammaires en passant par les pacemakers ou les prothèses de hanche).
- Une absence de contrôle. Ces dispositifs médicaux bénéficient facilement du certificat « Conformité européenne » permettant de les vendre dans toute l’Europe… Et ce, quasiment sans aucun contrôle.
- Un bilan de victimes très opaque. Seuls les Etats-Unis recueillent de manière détaillée les incidents relatifs à ces dispositifs médicaux. La base américaine compte 82 000 morts et 1,7 million de blessés en dix ans. En Europe, ces informations sont inexistantes, faute de « remontée » systématique et de contrôle.
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