Dans une tribune au « Monde », la philosophe et psychanalyste Sabine Prokhoris rappelle qu’il est nécessaire de mener à bien un « débat apaisé » sur l’ouverture de la procréation médicalement assistée à tous les couples.
Tribune. Après l’annonce du report à la fin du printemps 2019 de l’examen du projet de loi sur l’extension de la PMA à toutes les femmes, la confirmation par Emmanuel Macron et Marlène Schiappa que cette promesse de campagne serait honorée rassure sur la fermeté de cet engagement. Il reste que cette question semble – à tort ou à raison – plus inflammable encore que celle des taxes sur le carburant.
On a compris que le président souhaitait un « débat apaisé » sur cette réforme sociétale, laissée en suspens par la loi Taubira sur le mariage pour tous – qui n’est pas un « mariage gay », comme on l’a entendu trop souvent. Cette loi, en effet, ne réglait que partiellement et de façon restrictive la question de la filiation au sein d’unions de couples de même sexe, en autorisant l’adoption de l’enfant né d’un des membres du couple par son conjoint.
Ce qui contraint le couple à une requête en adoption, longue et coûteuse, en général acceptée par les tribunaux – quoique pas systématiquement, puisqu’on a vu des refus, motivés de façons variées et souvent ubuesques par des magistrats peinant à concevoir une configuration familiale non conforme au modèle classique « papa-maman ».
La loi entraînait aussi une rupture d’égalité entre les citoyens, puisque, de fait, les parents (nécessairement mariés) de même sexe et les parents de sexe différent ne se voient pas logés à la même enseigne. Elle induisait en outre une situation d’insécurité quant à leur filiation pour les enfants de ces derniers tant que l’adoption n’était pas effective : quid en cas de décès du parent initialement légitime avant le prononcé de l’adoption ?
Situations hypocrites
Elle conduisait enfin à des situations de vide juridique passablement hypocrites : « Oui, vous pouvez adopter l’enfant de votre conjoint », dit aujourd’hui la loi française. Mais quant à la manière de procréer ledit enfant – en clair, l’assistance médicale à la procréation, donc pour les couples de femmes l’insémination avec donneur –, eh bien la loi ne vous permet pas d’y avoir recours en France. De même actuellement pour les femmes célibataires, alors que la parenté adoptive est possible en droit français pour des célibataires.
Laissons ici de côté la question de la gestation pour autrui, qui n’est de toute façon pas à l’ordre du jour des débats prévus dans la révision de la loi bioéthique en matière d’assistance à la procréation, même si une discussion rationnelle (et non des invectives psycho-apocalyptiques) devrait pouvoir avoir lieu sur cette forme d’assistance à la procréation, reconnue par l’Organisation mondiale de la santé. En commençant par distinguer la pratique en tant que telle de ses conditions d’exercice, fort différentes en Inde ou en Californie.
Revenons au « débat apaisé » sur la PMA pour toutes. Des consultations et des auditions ont eu lieu pendant plusieurs mois. Le Comité consultatif national d’éthique a rendu un avis favorable, quoique non unanime, ce qui indique que des discussions sérieuses et contradictoires ont eu lieu. Le député Jean-Louis Touraine, rapporteur de la commission sur ces questions, doit rendre son rapport, et l’on sait que les conclusions sont également favorables à la réforme. La société française se montre ouverte à ces modifications. La ministre de la santé, Agnès Buzyn, s’est elle-même clairement positionnée, ce qui n’était pas le cas il y a encore un an, signe de l’avancement de sa réflexion et de celle du gouvernement.
Sans surprise, les autorités religieuses ont pris position contre la réforme, avec l’appui, notons-le, de personnalités classées plutôt à gauche, telles que la philosophe Sylviane Agacinski, et de quelques psychanalystes (toujours les mêmes) voyant dans ces modifications une menace pour « l’ordre symbolique »,autre nom d’un ordre « naturel » – qui n’existe que dans l’imagination de ces théoriciens.
Argumenter sérieusement
Les résistances à cette évolution sociétale demeurent donc vives et courent d’un bout à l’autre de l’échiquier politique. Si pour certains, tel Laurent Wauquiez, dont les déclarations outrancières lors de la journée organisée dimanche 18 novembre par Sens commun ont choqué, même parmi les opposants à la réforme, comme Valérie Pécresse, l’enjeu est de basse politique (plaire le plus possible à l’électorat de la droite conservatrice et de l’extrême droite), d’autres se sentent sincèrement inquiets.
Ecoutons ici l’anthropologue Mary Douglas : « On peut traiter les anomalies de différentes manières. Négativement, on peut […] les condamner. Positivement, on peut affronter délibérément l’anomalie et tenter d’élaborer un nouvel ordre du réel où l’anomalie pourrait s’insérer. […] Il est vrai que des individus confrontés avec une anomalie en éprouvent parfois de l’anxiété. Mais on aurait tort de traiter les institutions comme si elles évoluaient de la même façon que les réactions spontanées des personnes. »
Pour soutenir dans l’opinion le travail législatif à venir et dissiper peu à peu des résistances de principe, il importe de travailler à en analyser l’impensé. Impensé en réalité friable, mais resté incritiqué : se contenter de taxer les adversaires de la réforme d’« homophobie » n’est pas un argument satisfaisant. Ouvrir un « débat apaisé », c’est d’abord argumenter et expliquer sérieusement, calmement, en quoi ces peurs souvent irrationnelles sont injustifiées.
Sans pour autant prétendre jamais supprimer le conflit, la loi devra le trancher. Ce fut le cas au moment de la loi sur l’IVG, dont on se rappelle la violence extrême qu’elle a suscitée. Le débat n’en sera pas clos pour autant. Mais c’est la responsabilité du législateur d’avoir le courage et la sagesse de sortir de l’actuelle indétermination juridique quant aux formes de parenté non conformes au schéma familier, souvent perçues spontanément, et du coup présentées, comme des anomalies.
Indétermination et ambiguïté délétères pour tous, source de divisions dans la société française bien plus inquiétantes que celles d’une controverse, même vive, inhérente au débat démocratique. Ne le devons-nous pas collectivement à ceux de nos concitoyens actuellement confrontés à l’insécurité juridique ?
Sabine Prokhoris a écrit Déraison des raisons. Les juges face aux nouvelles familles, PUF, 256 pages
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