Plusieurs milliers de personnes dorment dans la rue chaque nuit, notamment à Paris, faute d’hébergement disponible.
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Il est 20 heures, mardi 20 novembre, et, sur un terre-plein humide et froid de la porte d’Aubervilliers, dans le nord de Paris, plusieurs centaines de personnes font la queue devant une distribution de repas. Il est presque minuit, mercredi 21 novembre, porte de la Chapelle, et, tout proche d’un bruyant ballet de berlines à l’intérieur chauffé, une poignée de silhouettes s’abritent sous le pont du périphérique. Il n’est pas encore midi, jeudi 22 novembre, et, sur l’herbe mouillée, non loin de l’autoroute qui mène au tunnel sous la Manche, à Calais, quelques tentes de fortune se détachent dans la brume hivernale.
Ils sont entre 800 et 1 200 à Paris et Saint-Denis, quelque 500 à Calais (Pas-de-Calais), environ 400 à Grande-Synthe (Nord), 200 à Ouistreham (Calvados), plusieurs dizaines éparpillés ici et là le long du littoral de la Manche ou dans des grandes villes de province… D’après les observations faites par des associations et les autorités locales, plusieurs milliers de personnes migrantes dorment chaque nuit dans la rue, une situation qui perdure depuis des mois alors que le pays s’enfonce peu à peu dans l’hiver.
« Rendus invisibles et vulnérables »
Sarfraz est afghan et il a 23 ans. L’après-midi où nous le rencontrons, il se réchauffe à l’intérieur de la bibliothèque de La Villette, à Paris, comme plusieurs dizaines d’hommes venus aussi charger leur téléphone et se connecter à Internet. Sarfraz est arrivé à Paris il y a quinze jours et confie dormir « parfois dans un parc près de la porte de la Villette, parfois sous le pont de la porte de la Chapelle ». Sa demande d’asile a pourtant été enregistrée en préfecture le 20 novembre. Et, depuis dix jours, il se présente devant l’un des deux accueils de jour ouverts à Paris par l’Etat pour les hommes célibataires, afin de les orienter vers des solutions d’hébergement temporaire. Mais Sarfraz a beau faire la queue tous les matins, il n’a pas encore pu accéder à cet accueil.
Mamadou Alpha Diallo ira bientôt rejoindre la file d’attente, lui aussi. Croisé porte de la Chapelle, ce Guinéen de 23 ans, étudiant en gestion des ressources humaines dans son pays, dort dehors depuis deux semaines « là où on peut, jusqu’à ce que la police nous chasse ».
Depuis les dernières évacuations d’envergure à Paris, en mai, au cours desquelles 1 900 migrants avaient été mis à l’abri, les autorités veulent éviter la reconstitution de campements. « Dès qu’il y a des regroupements de personnes, la police disperse, rapporte Louis Barda, coordinateur de Médecins du monde à Paris. Les gens sont par conséquent rendus invisibles et plus vulnérables car moins accessibles. » L’ONG assure une consultation médicale mobile plusieurs fois par semaine dans le nord de Paris.
Lorsque Adam, un Soudanais de 26 ans, s’est rendu porte de la Chapelle en arrivant à Paris, il croyait y trouver un centre d’accueil. En fait, il se retrouve chaque soir à l’affût « d’un endroit de fortune avec un morceau de carton ». Le centre humanitaire ouvert par la mairie à la Chapelle fin 2016 et qui permettait d’accueillir environ 400 personnes a fermé en mars 2018. « L’Etat n’a pas voulu nous suivre dans la recréation d’un centre car il considérait qu’il créait un appel d’air, regrette Dominique Versini, adjointe d’Anne Hidalgo à la solidarité et à la lutte contre l’exclusion. Il a décidé d’un dispositif moins attractif. »
Tirage au sort
Les deux accueils de jour parisiens orientent les migrants vers cinq centres d’accueil et d’examen des situations (CAES) dans la capitale et sa banlieue, qui permettent d’héberger provisoirement 750 personnes, avant qu’elles ne soient dirigées vers d’autres structures en fonction de leur situation administrative. La limite du dispositif : au moins 200 personnes migrantes arrivent tous les jours à Paris, selon la préfecture de région, alors que 250 places seulement sont libérées chaque semaine dans les CAES. « On est dans une situation tendue sur le logement en Ile-de-France », justifie Bruno André, directeur de cabinet du préfet de région, qui rappelle qu’en 2018 la demande d’asile est en hausse de 63 % en Ile-de-France.
Résultat : dans l’un des accueils de jour, l’attente est de deux semaines en moyenne avant d’accéder à un hébergement. Dans l’autre, un tirage au sort quotidien est organisé pour faire diminuer la queue. Cette semaine, plus de 700 personnes ont été dénombrées le matin devant ces lieux. « On voit de plus en plus de familles à la rue », s’inquiète Louis Barda. Fawad, sa femme et ses trois enfants de 7, 9 et 11 ans ont ainsi dormi trois semaines dehors avant d’être logés dans un hôtel. Une épreuve de plus dans le parcours migratoire entamé il y a trois ans par cette famille afghane, à travers l’Iran, la Turquie et l’Europe.
Les mises à l’abri décidées ponctuellement par la Préfecture et opérées directement depuis les lieux de campement sont en outre en diminution depuis la rentrée, sous l’effet de la restitution de gymnases réquisitionnés en Ile-de-France. « Cette semaine, nous n’en avons pas fait alors que cet été on en faisait deux ou trois par semaine », observe Simon Bichet, de France Terre d’asile (FTDA).
« On devient fou »
La Préfecture et la Mairie financent des maraudes d’information de FTDA, au cours desquelles les personnes les plus vulnérables, en particulier les mineurs isolés et les familles, peuvent être prises en charge au compte-gouttes. Reste toujours à l’arrivée un nombre considérable de laissés-pour-compte, que les structures associatives tentent à leur tour d’aider. Tous les soirs, à Paris, Utopia 56 accueille par exemple entre cinquante et cent personnes à travers de l’hébergement citoyen.
Le soir du mardi 20 novembre, l’association a notamment aidé deux sœurs somaliennes et les enfants de l’une d’elles, âgés de 1 an et de 5 mois. La veille, elles expliquent avoir passé la nuit dans une tente. La famille a rendez-vous dans quelques jours à la Préfecture pour déposer une demande d’asile. Les deux femmes disent être « dublinables ». En vertu du règlement de Dublin, elles savent que l’examen de leur situation relève de l’Italie, le pays par lequel elles sont entrées en Europe. Avant d’arriver en France, elles ont déjà essayé de demander la protection de la Suisse et du Danemark. A chaque fois, elles disent avoir été renvoyées en Italie.
En France, en 2017, un tiers des 120 000 demandeurs d’asile étaient « dublinés ». Mais moins de 10 % d’entre eux sont transférés dans l’Etat responsable de leur situation. La plupart attendent l’expiration d’un délai – long de six à dix-huit mois – au terme duquel la France est de nouveau responsable de l’examen de leur demande. Une situation qui favorise à la fois l’embolie du système d’hébergement et aussi la mise à la rue des personnes qui, pour ne pas être transférées dans un autre Etat, prennent la fuite.
« Les deux tiers environ des personnes que l’on voit à la rue sont des dublinés. Ils sont afghans, soudanais, érythréens, somaliens, éthiopiens… Ils reviennent d’Allemagne, d’Espagne, de Suède… On a l’impression d’apatrides, confie Louis Barda. Ils nous parlent deux ou trois langues. Ils sont dans une errance infinie. »
« Si on réfléchit à la situation, on devient fou », reconnaît un Ethiopien rencontré porte d’Aubervilliers. Voilà près de quatre mois qu’il est en France, après avoir traversé la Libye, la mer Méditerranée et l’Italie, où il est dubliné. Alors que la nuit est glaciale, il glane une couverture auprès d’une association, avant de rejoindre sa femme et des compatriotes. Ce soir, ils dormiront sous le porche d’un magasin.
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