Depuis 2005, le FIT, une structure unique en France, gérée par l’association Une femme, un toit, accueille des jeunes femmes de 18 à 25 ans à Paris.
Ce soir-là, dans la cuisine commune, autour de la grande table en bois où ont pris place des jeunes femmes, les vannes fusent et les slogans aussi, en vue de la marche prévue samedi 24 novembre contre les violences sexuelles et sexistes. « Leçon numéro 1 : non = non », « Leçon numéro 2 : je dors = non », « Leçon numéro 3 : voir leçon numéro 1 ». Chacune y va de sa proposition, sous les éclats de rire. On se croirait presque à un dîner entre copines.
Maria (tous les prénoms ont été changés), assise en bout de table, pull blanc et cheveux châtain foncé, reste silencieuse. La jeune femme de 23 ans est l’une des dernières arrivées au FIT. Ce centre d’hébergement parisien de soixante lits, géré par l’association Une femme, un toit depuis 2005, est spécialisé dans l’accueil des femmes de 18 à 25 ans victimes de violences. C’est une structure unique en France. « Ce sont les invisibles parmi les invisibles, celles qui passent sous les radars, qu’on reçoit », dit la directrice, Marie Cervetti, en expliquant que « seules 10 % des femmes de 18 à 25 ans appellent les numéros d’urgence, les jeunes ne connaissent pas ces dispositifs ».
Elles arrivent ici par le bouche-à-oreille, orientées par le réseau d’associations féministes, conseillées par des amies, grâce à Internet. Souvent à bout, usées par des parcours chaotiques : enfants battues de l’Aide sociale à l’enfance qui se retrouvent dehors à leur majorité, compagnes de conjoints violents, victimes d’abus de toutes sortes.
« Amnésie traumatique »
Maria, la discrète, a rejoint la chaleur du FIT il y a dix jours, « après un coup de trop » de son père. Elle s’est enfuie par la fenêtre et est arrivée avec pour seuls bagages les vêtements qu’elle portait et ses livres préférés. Du ton monocorde des consommateurs d’antidépresseurs – elle est sous traitement depuis ses 13 ans –, elle fait le récit de son calvaire. « Les violences ont commencé quand j’avais 6 ans. C’était d’abord des violences physiques, puis des attouchements. Mon père se frottait à moi pendant le bain. Un jour ça a été le viol, digital, à la maison. Après ça a continué, jusqu’à ce que j’aie mes règles, à 12 ans. »
Les coups, eux, n’ont pas cessé. A 15 ans, après un épisode particulièrement violent, elle perd l’audition et se retrouve, depuis, sourde à 100 %. C’est paradoxalement une délivrance, parce qu’en changeant d’école pour rejoindre un établissement spécialisé elle échappe par la même occasion à un de ses camarades de classe qui la martyrisait depuis ses 8 ans, sans qu’elle n’ose rien dire. « Une fois, j’ai parlé des violences de mon père à une enseignante, et elle a appelé mes parents. Ça a été pire après », se souvient la jeune femme au doux visage. Maria attendra des années avant de se confier à nouveau, à sa professeure de français, qui par chance lui apporte tout son soutien et l’encourage à suivre une psychothérapie. C’est lors d’une séance que l’inceste qu’elle a subi, dont elle avait profondément enfoui le souvenir, a resurgi. « Quand mon amnésie traumatique a été levée, ça m’a rendue encore plus mal, et en même temps tout prenait sens. Je l’ai vécu comme un renouveau et une grosse blessure. Les flashs que j’avais de mon père, de son odeur, les sensations de déjà-vu ont cessé. J’ai enfin compris pourquoi j’avais tant de colère en moi. »
« Créer une ambiance où elles ressentent de l’amour »
L’arrivée au FIT est une nouvelle étape pour Maria. Pour la première fois, elle peut lâcher prise, prendre du recul, se poser. « Les nuits sont particulièrement difficiles. Je suis face à mes angoisses, j’ai peur de ne pas tenir le coup, de décider d’en finir, confie-t-elle. Mais quand je suis arrivée, on m’a dit qu’il était interdit de se suicider », ajoute-t-elle dans un éclat de rire.
Entre 2015 et 2017, 297 jeunes femmes ont trouvé refuge au FIT, selon un rapport du Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes. « Ce qu’elles ont en commun, c’est d’avoir connu la violence », résume Morgane, une des cinq éducatrices spécialisées du centre. « On garde en tête cette dimension dans tout notre travail avec elles. C’est un lieu de vie, on essaie de créer une ambiance où elles ressentent de l’amour, sans pour autant nous imposer. » Les espaces collectifs – un salon, une salle de sports – permettent aux résidentes de se retrouver, mais rien n’est obligatoire. Chacune peut rester dans sa chambre si elle le désire.
La durée du séjour moyen au FIT est de dix-huit mois. « Et au bout d’une semaine, on attrape le syndrome : on devient féministe ! », plaisante Juliette, 21 ans, arrivée à la fin de l’été. Sur les murs de sa chambre, les photos d’elle et de son frère, enfants, rappellent une époque heureuse. Avant les violences conjugales, les tabassages en règle, ces moments dont « elle n’aime pas parler ». Sa famille ne sait d’ailleurs rien de ce qu’elle a traversé, « c’est trop dur à raconter ». En ménage très jeune avec un homme plus âgé, elle a été marquée par le funeste présage d’un policier, appelé à la rescousse après une énième scène. « La prochaine fois qu’on viendra, tu seras morte. » Aujourd’hui, Juliette, visage enfantin encadré de cheveux bouclés, le reconnaît : « S’il avait pu m’enterrer vivante, il l’aurait fait, je suis quand même passée à travers une baie vitrée. » Après avoir trouvé le courage de déposer plainte, sans ressources, elle a mis un an à quitter le domicile conjugal, ce dont elle s’excuserait presque. Son ex-compagnon, condamné pour violences aggravées, menaces de mort et injures, a interdiction d’entrer en contact avec elle avant 2020. Incarcéré en novembre 2015, il est sorti de prison en janvier 2016.
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