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lundi 26 novembre 2018

L’humain en soins intensifs

Par Christelle Granja et Edouard Caupeil, Photos — 


Le 21 novembre, au service d'ergothérapie de l'hôpital Cochin, à Paris.
Le 21 novembre, au service d'ergothérapie de l'hôpital Cochin, à Paris. Photo Edouard Caupeil


Aides-soignants, kinés, assistants sociaux hospitaliers, brancardiers... au quotidien, ce sont eux qui accompagnent les patients. Au-delà des actes techniques, ces gestes et ces attentions sont salutaires mais menacés.

Un regard, un mot, un geste… un soignant qui tente de rassurer et de comprendre son patient. Dans les couloirs de l’hôpital Cochin, établissement de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris, cette relation humaine difficile à saisir a un nom : on l’appelle le «soin fantôme». «Il correspond à des actes qui ne sont pas directement rémunérateurs, il n’est donc pas pris en compte dans l’organisation du travail», décrypte Anabelle, 25 ans, dont trois à Cochin. Infirmiers, aide-soignants, brancardiers ou kiné, tous le pratiquent au quotidien. Il est pourtant ignoré du système de financement des hôpitaux, la fameuse T2A (tarification à l’activité), absent des plannings et des fiches de paie. Invisible, bien qu’omniprésent, son avenir est incertain.
Dans une petite salle de soins du service rhumatologie, Anabelle, baskets aux pieds et chignon flou, rassure une dame âgée à qui elle vient de faire une prise de sang. «C’est bon, c’est fini», sourit la jeune infirmière. Le troisième étage du bâtiment Hardy, à Cochin, est plutôt calme cet après-midi d’automne. «Dans un contexte de baisse d’effectifs, je peux avoir en charge de dix à douze lits. Pourtant, c’est l’un des services les moins surmenés, ce qui me permet de garder tant bien que mal un lien humain avec les patients», glisse Anabelle, tout en envoyant pour analyse son prélèvement dans un des tubes pneumatiques qui jalonnent le long couloir. Son assurance professionnelle tranche avec sa silhouette juvénile, noyée dans une blouse blanche. Ici, elle est un repère pour beaucoup. De nombreux patients, dépendants, souffrent de maladies des articulations chroniques, comme cette femme alitée dans une chambre voisine, dont la polyarthrite rhumatoïde a déformé le corps.
Paris, le 21 novembre 2018. Assistante sociale . Groupe hospitalier Cochin, service de Rhumatologie. COMMANDE N° 2018-1523
Les assistantes sociales sont un rouage essentiel pour éviter les rechutes. (Photo Edouard Caupeil)

Le ressenti du malade

«Face aux angoisses, j’essaie de dédramatiser la situation sans pour autant la minimiser, car il doit y avoir une vraie prise de conscience de la maladie», explique Anabelle. Au quotidien, même pour les soins les plus anodins, elle évite certains mots et expressions. Exit le menaçant «attention je pique», place au sobre «j’y vais». Surtout, elle essaie de laisser parler le patient le plus longtemps possible. Pas (seulement) par politesse, mais plutôt pour comprendre le ressenti du malade et détecter d’autres pathologies éventuelles. Un trouble plus tôt exprimé et entendu sera mieux soigné. L’infirmière en est persuadée, «prendre ce temps-là permet in fine d’en gagner beaucoup, d’être plus efficace».
Le temps : c’est l’ingrédient indispensable du lien humain entre patients et soignants. Parfois, il suffit de le doser avec justesse pour améliorer le vécu et la santé des malades. Donner plus d’autonomie aux personnes alitées, même si cela allonge la durée des repas et de la toilette, pour diminuer l’impact de la dépendance ; différer le soin d’un patient, très stressé, pour le trouver apaisé une heure plus tard. Cette souplesse peut sembler anodine, mais elle est loin d’être la norme. «La politique de l’Assistance publique de ces dernières années encourage la polyvalence. On tourne dans tous les étages du pôle, ce qui ne permet pas un suivi d’un patient au long cours», regrette l’infirmière, frustrée de ne pouvoir accompagner plus souvent «ses» malades sur toute la durée de leur hospitalisation.
Au-delà des réductions d’effectifs et des restructurations de services, les contraintes administratives grèvent encore un peu plus ce temps dédié à la relation humaine. «Aujourd’hui, il faut aller plus vite, toujours plus vite, dans un planning de soin serré. Je passe la moitié de ma journée à tracer mes actes, c’est autant de temps en moins que je peux accorder à la relation humaine», déplore Anabelle. Les soignants se font alors spécialistes du multitâche : échanger sur le ressenti du patient tout en pratiquant une prise de sang ; détailler le déroulement de la journée, en même temps qu’on remplit un dossier de soins.

Etre à l’écoute

Marie, aide-soignante au sein du même service rhumatologie, partage le constat de la jeune femme. Le «soin fantôme», elle en est l’une des meilleures spécialistes. Elle le pratique depuis près de trente ans, sans relâche. «Dans mon métier, j’ai affaire à l’intimité, à la nudité des personnes. J’essaie de leur redonner une image positive d’elles-mêmes», confie-t-elle dans une salle exiguë et blafarde du bâtiment Hardy. Cela passe par de menus gestes : frapper à la porte d’une chambre avant d’entrer, croiser un regard, demander l’accord de la personne avant de la toucher, être à l’écoute. «Lors de la toilette, le malade peut nous confier des choses qu’il n’aurait pas forcément dites à un médecin, mais qui vont être utiles pour le diagnostiquer et le soigner», explique posément la quinquagénaire.
A ses côtés, sa collègue infirmière Mélissa, la trentaine, approuve du regard. Elle aussi a son rituel : «En entrant dans une chambre, je commence par me présenter et donner le déroulé de la journée, avec un maximum d’informations claires, précises, pour éviter le doute et l’incompréhension.» La relation humaine n’est pas qu’affaire de bons sentiments. Mis en confiance, écouté, le patient deviendra acteur d’un diagnostic plus efficace. Moins stressé, il facilitera la bonne réalisation des actes médicaux et la diminution de prescriptions aux effets secondaires. Atténuer l’appréhension chez le patient permet aussi de réduire le risque de rupture de soin, dévastatrice. C’est cette «alliance thérapeutique entre soignants et soignés», cruciale pour un parcours de soin réussi, que défend l’infirmière.
Marie et Mélissa, complices, aiment travailler ensemble. Elles recourent souvent à l’hypnose pour diminuer l’angoisse et la perception de la douleur. La pratique se développe dans le milieu hospitalier : près d’un quart des infirmiers anesthésistes y est formé, selon une récente étude du Syndicat national des infirmiers anesthésistes.
Récemment, pour un changement de pansement sur une plaie à vif qui s’était soldée par un échec, Mélissa a pratiqué après accord du patient le procédé du «safe place». Cette promenade mentale vise à guider l’interlocuteur vers un lieu de bien-être et de sécurité. L’objectif : faciliter la mise à distance par le malade de sa souffrance. L’infirmière, formée à l’hypnoanalgésie, c’est-à-dire à l’utilisation de l’hypnose dans la prise en charge des douleurs aiguës et chroniques, s’est tenue aux côtés du malade durant toute la durée de l’intervention médicale. «Le "safe place"demande du temps et, pour être efficace, il doit reposer sur la confiance», explique Mélissa.
Paris, le 21 novembre 2018. Gymnase pour la kinesithérapie. Groupe hospitalier Cochin, service de Rhumatologie. COMMANDE N° 2018-1523
Lors d'une séance de kinésithérapie. (Photo Edouard Caupeil)

Le soutien aux aidants

A l’autre bout du couloir, une voix claire s’échappe d’un petit bureau. Noëlle, assistante sociale hospitalière, entourée de dossiers, est en ligne avec la fille d’un patient pour annoncer une bonne nouvelle : elle a réussi à dénicher une perle trop rare, une place en rééducation, attendue avec anxiété depuis plusieurs jours. Elle a insisté pour que le tarif de la nuit soit assez bas pour être couvert par la mutuelle du patient. «Si un malade sort soigné de l’hôpital, mais que l’aspect social et humain n’est pas résolu, alors le risque de rechute est fort», martèle Noëlle avec énergie, le combiné à peine reposé. L’assistante sociale, qui travaille en liaison constante avec l’équipe médicale, en est persuadée : le thérapeutique n’est pas tout puissant.
Au-delà des actes techniques, la relation humaine participe énormément au soin. Avec Anabelle, elle prêche une convaincue. L’infirmière juge primordial l’échange avec les proches, et notamment le soutien aux aidants, qu’elle considère comme de vrais relais du soin. Si eux s’effondrent, qu’adviendra-t-il du patient ? Quand le pire arrive, cette relation humaine peut se révéler précieuse pour renseigner les familles sur les circonstances du décès. «Si j’ai accompagné le patient jusqu’au bout, les précisions que je suis en mesure d’apporter aux proches peuvent aider au travail de deuil», explique Marie.
«La relation humaine est primordiale. C’est ce qui donne du sens à mon travail. Le jour où elle n’aura plus sa place, j’arrêterai ce métier», défend Anabelle. Reste, pour le professionnel de santé, à trouver le juste milieu entre l’empathie et la distance. Pas si simple, quand la formation au métier d’infirmier reste éloignée du terrain, regrette la jeune femme, qui se souvient «de cours de psycho théoriques, mais pas d’exercices concrets». Pas si simple, au vu des charges émotionnelles, physiques, que comporte une journée (ou une nuit) de travail. «On dit que l’espérance de vie [professionnelle] des infirmières en milieu hospitalier est de sept ans… A ce compte, il me resterait donc seulement deux ans !» lance cette passionnée, qui a déjà vu partir nombre de ses collègues en burn-out. «Quand le manque de personnel s’ajoute à une activité croissante, il peut y avoir une démotivation des équipes, renchérit Mélissa. Pourtant, on ne peut pas faire l’économie de l’humain


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