Dans une tribune au « Monde », Céline Masson et Isabelle de Mecquenem, deux universitaires, appellent à résister, de toutes ses forces, et d’abord par la vigilance et la lucidité, au climat d’antisémitisme diffus qui s’insinue dans la vie des campus.
Tribune. Le premier ministre Edouard Philippe a révélé la hausse considérable des actes antisémites le jour même de la commémoration des pogroms de la nuit de Cristal du 9 novembre 1938. Il écrit dans cette tribune : « Chaque agression perpétrée contre un de nos concitoyens parce qu’il est juif résonne comme un nouveau bris de cristal. » Sommes-nous une société à ce point fissurée qu’au moindre coup, comme le cristal, elle se brise selon ses directions de clivage ?
Depuis plusieurs semaines, des incidents provoquent stupeur et consternation. Inscriptions antisémites visant le doyen par intérim de la faculté de médecine de Créteil, harcèlement subi par une étudiante juive en deuxième année de médecine à la faculté de médecine de l’université Paris-13. L’étudiante dénonce des « blagues » sur la Shoah, des saluts hitlériens, des « jeux » qui consistent à lancer des kippas et à les piétiner. Ces événements ont eu lieu pendant des week-ends d’intégration.
Dans une autre université, c’est une interne en médecine qui diffuse des messages racistes, antisémites et négationnistes sur son compte Twitter. Ou encore à l’université de Grenoble, tags antisémites à l’encontre du président de l’université, ou encore des jeux de mots douteux comme « Shoah must go on »ayant circulé chez des étudiants.
Interrogations lancinantes
Ces incidents répétés évoquent un climat d’antisémitisme diffus, d’autant plus insidieux qu’il s’insinue dans la vie des campus et qu’il apparaît déconnecté d’une idéologie ou d’opinions antisémites chez leurs auteurs, parfois au bord de l’état de conscience et dans une illusion d’impunité.
C’est la figure du juif et ce qui lui est associé (la Shoah) qui est dénigrée et objet de railleries
Malgré les condamnations émanant de toutes parts, et notamment de la classe politique, des interrogations lancinantes subsistent : pour quelles raisons ces incidents sont-ils survenus dans des facultés de médecine ? Pourquoi ces jeunes gens éduqués, abreuvés au devoir de mémoire, se sont-ils livrés à des actes dont ils connaissent a priori la signification ? A travers ce qui apparaît comme des provocations juvéniles, ces étudiants s’attaquent à un symbole, la Shoah, dont le fondement est historique, et c’est cette transgression majeure que nous voulons interroger en tant qu’universitaires et citoyennes.
Les étudiants impliqués, qui sont les soignants de demain, ont vraisemblablement inventé un bizutage d’un autre type à l’heure où la sexualité n’est plus le tabou majeur : là où la mort était tournée en dérision, c’est la figure du juif et ce qui lui est associé (la Shoah) qui est dénigrée et objet de railleries. Ainsi on participe à ce que l’on pourrait nommer une « Shoah party » dans un registre de dérision et de transgression mêlées dont la chanson de Dieudonné « Shoananas » est un exemple paradigmatique.
Interrogations sur la maturité psychologique et civique des étudiants
L’humour, fonctionne pour tout sujet comme une protection qui permet l’expression du refoulé, objet d’une censure, qu’elle soit psychique, morale ou politique. Une forme de jouissance peut-elle naître du fait de transgresser un fondement culturel et civilisationnel ?
Cela pose sérieusement le problème de la maturité psychologique et civique de nos étudiants qui sont la future élite sociale de demain. Cela pose sérieusement le problème du lien entre les générations à travers la conscience historique dont ces jeunes adultes semblent dénués ou, en tout cas prêts à se défaire.
Le monde universitaire local est resté apathique et complaisant à l’égard d’un spectacle qui exacerbait le mythe du complot juif et les pires clichés à propos de plusieurs minorités
Sachant que la médecine hyper-technicisée favorise le désengagement affectif au détriment des « lois de l’humanité » selon la belle formule du serment d’Hippocrate, nous avons lieu de nous inquiéter au sujet de l’humanisme qui fonde la pratique médicale.
Pour tenter de comprendre ces faits, revenons à un précédent qui a marqué les esprits, l’affaire de la pièce de théâtre antisémite jouée par des étudiants de l’université de La Rochelle en 2013. Il faut rappeler que la protestation de Michel Goldberg, ce professeur qui, le premier, a donné l’alerte sur le caractère antisémite de la pièce, a d’abord été inaudible.
Le monde universitaire local est resté apathique et complaisant à l’égard d’un spectacle qui exacerbait le mythe du complot juif et les pires clichés à propos de plusieurs minorités afin de faire rire le public à gorge déployée. Il a fallu une lettre de la ministre de l’enseignement supérieur et d’autres prises de position fermes de députés et du maire de La Rochelle pour que cesse le soutien bruyant de certaines élites culturelles rochelaises aux auteurs de la pièce.
Emouvante lettre d’excuse
Retournement inattendu, un étudiant ayant participé au spectacle s’est rapproché cinq ans plus tard de Michel Goldberg pour lui adresser une émouvante lettre d’excuse empreinte de gravité. Avec le recul, cet étudiant, Pascal Clerget, pointe sévèrement la responsabilité des adultes dans ce qu’il appelle une « abomination » : d’abord le metteur en scène qui a attisé un discours de haine sous couvert de liberté artistique, mais aussi ceux qui, selon ses propres termes, ont alors fait preuve de « démission » au lieu de les encadrer.
Le droit comme outil fondamental de régulation de nos sociétés démocratiques a d’abord une fonction symbolique et anthropologique comme Pierre Legendre l’a bien mis en lumière
Dans le cadre de ce précédent révélateur où des étudiants se sont trouvés sous l’influence d’adultes et notamment d’un mentor idéologisé à la tête du spectacle, il est apparu difficile d’imputer des convictions antisémites aux étudiants, qui se sont laissés entraîner dans un jeu effaçant les frontières de la réalité et abolissant leur sentiment de responsabilité. Aussi peut-on émettre l’hypothèse paradoxale d’un « antisémitisme sans antisémites » ou d’un « antisémitisme dénégatif » ce qui soulève le problème de la responsabilité des auteurs vis-à-vis de leurs actes. Un dénégationnisme est-il en train de s’inscrire dans la vie quotidienne ?
Dans les récents événements universitaires, des dépôts de plainte ont été effectués, des commissions de discipline pourront avoir lieu. Une forme de sanction est à l’œuvre afin de restaurer les normes fondamentales de notre société démocratique, heurtée par des incidents qui réveillent des traumatismes. Le droit comme outil fondamental de régulation de nos sociétés démocratiques a d’abord une fonction symbolique et anthropologique comme Pierre Legendre l’a bien mis en lumière. La lutte contre les racismes et l’antisémitisme sera sans doute intensifiée. L’éducation sous toutes ses formes sera à nouveau mise à contribution.
Si nous ne pouvons parvenir à sortir de l’antisémitisme comme Robert Wistrich ou Pierre-André Taguieff tendent à le montrer, essayons alors d’y résister, de toutes nos forces, et d’abord par la vigilance et la lucidité.
Céline Masson, référent racisme et antisémitisme, coresponsable du réseau de recherche sur le racisme et l’antisémitisme (RRA), professeure des universités, centre d’Histoire des sociétés, des sciences et des conflits, université de Picardie Jules-Verne.
Isabelle de Mecquenem, référent racisme et antisémitisme, coresponsable du réseau de recherche sur le racisme et l’antisémitisme, professeure agrégée en Ecoles supérieures du professorat et de l’éducation (ESPE), université de Reims-Champagne-Ardenne.
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