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jeudi 18 avril 2024

Pour ou contre ? Santé, écologie et libertés individuelles : l’interdiction à vie de l’achat de cigarettes fait débat à «Libé»

par Marie-Eve Lacasse et Quentin Girard   publié le 17 avril 2024

Au Royaume-Uni, un projet de loi veut prohiber la vente de cigarettes pour toutes les générations nées à partir de 2009. Une démarche salutaire ou délétère ?

En comité de rédaction ce mercredi 17 avril, l’évocation d’une loi au Royaume-Uni qui vise à interdire l’achat de tabac par les personnes nées à partir de 2009 a immédiatement suscité un vif débat entre ceux qui y voient un progrès en termes de santé publique et les défenseurs des libertés individuelles. Besoin s’est fait sentir de mettre à plat ces positions entre les pour et les contre.

Pour : fumer n’implique pas que soi

Il y a une forme de joie dans le fait de pouvoir, librement, se détruire. Ce n’est pas tellement le passage à l’acte qui importe, mais le fait de savoir que l’on peut le faire. Consommer des substances potentiellement létales en toute conscience est un jeu et une jouissance. Combien de fois frôlons-nous la mort, à toute vitesse ou en se consumant à petit feu, comme avec la cigarette ? Se détruire les yeux grands ouverts procure un frisson érotique, celui de tirer sur un cercueil de velours à chaque volute.

Si ce geste ne concernait que nous-mêmes, il va de soi que la liberté de s’abîmer ne devrait concerner aucun gouvernement, au risque de sombrer dans la dictature sanitaire. Mais il se trouve que la cigarette n’implique pas que soi, et qu’il est temps de sortir du confort de l’insouciance. Les objets sont une assemblée, comme l’a théorisé le philosophe Bruno Latour. C’est-à-dire qu’ils convoquent, tous, des expertises, des valeurs et des compétences. Ils entraînent aussi, parfois, des catastrophes, des morts, des souffrances, des dépenses inutiles, des désastres écologiques. C’est ainsi pour tous ces plaisirs obscurs, alcool, clope ou drogue. Sniffer un rail de coke quand on sait qu’il a été transporté dans le ventre d’une «mule» au péril de sa vie, avant d’être éjecté dans les toilettes d’un hôtel d’aéroport avant d’atterrir dans vos narines, n’a rien de glamour ni de transgressif.

Ainsi va l’apparente liberté de fumer que veut remettre en cause le Royaume-Uni avec une loi interdisant la vente aux personnes nées à partir de 2009. Depuis le livre du cardiologue Olivier Milleron, Pourquoi fumer, c’est de droite, publié en 2022 aux éditions Textuel, la démonstration est implacable. On y apprend que l’industrie du tabac est intimement mêlée à l’histoire de l’esclavage : sur les 10 millions d’Africains déportés entre le XVIIe et le XIXe siècle, «une bonne partie l’a été pour produire du tabac». A la fin du XIXe siècle, la commercialisation du tabac se développe massivement, non pas parce qu’il y a une demande, mais une surproduction qu’il faut écouler. Problème : le produit entraînant la mort de la moitié de ses consommateurs, l’industrie ne devient viable qu’avec la complicité des publicitaires et de médecins corrompus, qui signent des études financées par l’industrie. Aujourd’hui, 1,3 million d’enfants travaillent dans la production du tabac dans le monde et même aux Etats-Unis où, grâce à une législation d’exception qui autorise le travail sans limitation horaire, des enfants dès 12 ans sont embauchés dans les champs.

Côté écologie, «il faut cinq à huit fois plus d’eau pour produire 1 kilo de tabac que pour 1 kilo de tomates ou de pommes de terre, c’est-à-dire qu’il faut 3,7 litres d’eau pour produire une cigarette». Chaque année, 6 000 milliards de cigarettes sont produites. Et pour les fans de la calculette, le coût sur la santé est tel qu’il faudrait «augmenter le prix du paquet de cigarettes à plus de 40 euros pour que le bilan s’équilibre».

Qui est plus libre, ici ? Le clopeur cheveux au vent ? Ou l’ex-fumeur conscient des dégâts et qui salue cette loi comme ouvertement progressiste et humaniste ? M.-E.L.

Contre : la prohibition et l’infantilisation comme seul horizon ?

Autant l’écrire d’entrée : avoir l’impression de défendre la cigarette nous agace profondément. On sait à quel point le tabac est mauvais pour la santé, pour celui qui fume, mais aussi pour ses proches. On sait qu’il est produit souvent dans des conditions sociales et environnementales déplorables. On sait aussi la force des lobbys de cette industrie qui ont rendu pendant des décennies un produit nocif désirable à travers des publicités, des films, des études tronquées, etc. Tout de même : la volonté du Royaume-Uni d’interdire à vie l’achat de cigarettes pour les personnes nées à partir de 2009 nous interpelle. On ne peut s’empêcher d’y voir une nouvelle loi remettant en cause les libertés individuelles au nom de notre sécurité et pour notre bien-être. Pas étonnant que cela vienne d’un pays fou amoureux des caméras de surveillance.

D’un point de vue pratique, on peut douter de l’efficacité d’une telle loi. La prohibition montre rarement son efficacité : en témoigne la consommation de cannabis ou d’autres drogues qui se porte très bien en France. Elle peut même avoir l’effet inverse : rendre un produit encore plus désirable. L’interdiction risque également de favoriser les trafics, le marché noir, et renforcera les réseaux criminels.

Pousser à arrêter ou à réduire sa consommation est évidemment une bonne chose. De nombreuses mesures ont fait leurs preuves : les campagnes de sensibilisation, l’interdiction de fumer dans les bars, restaurants et désormais souvent les lieux publics. Est-ce devenu si étrange de préférer l’éducation et la prévention à la sanction ?

Il est amusant de noter qu’au Royaume-Uni, dans un pays sévèrement touché par l’alcoolisme et l’obésité, la lutte contre la consommation de bières ou de produits transformés, comme les chips, est beaucoup moins prioritaire. Est-ce que ceux-ci restent des drogues acceptables ?

Si, encore, c’était interdit à tous. Les cigarettes sont jugées trop dangereuses : terminé, basta, très bien. Mais ne viser que les gamins nés à partir de 2009 entraîne une inévitable rupture d’égalité. Quand ces personnes deviendront adultes, elles auront moins de droits que les autres. Comme si elles n’étaient pas capables de choisir par elles-mêmes ce qui est bon ou pas pour elles. Comme si elles n’étaient pas aptes à juger le niveau de risques qu’elles souhaitent prendre.

Nous vivons une infantilisation accélérée de nos sociétés. Face à l’impossibilité de nos gouvernements d’agir efficacement sur des économies devenues trop mondialisées, sujettes à trop de paramètres sur lesquels ils n’ont pas de prises, ils ne leur restent que nos corps à réguler. Pour notre santé, pour vivre plus longtemps, en meilleure forme – mais le veut-on vraiment, n’a-t-on plus le droit de faire des choix contraires ? – le plus simple semble être d’interdire. Toujours plus. A terme, après le temps des suppressions, viendra celui des obligations : de faire du sport, de manger suffisamment sain, de dormir assez longtemps, que sait-on, tout est possible. Avec surveillance et sanctions.

Comme toutes ces politiques sont menées au nom du bien, il est de plus en plus difficile de contre-argumenter : le droit à l’erreur, à l’excès, à la marge, à l’incertitude, à tout ce qui rend finalement la vie supportable, est devenu une idée ringarde. Q.G.


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