par Cécile Daumas publié le 19 avril 2024
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Il n’y a pas encore très longtemps à la télévision, on riait le samedi soir de l’inceste et des femmes battues. Christine Angot n’a pas oublié. Particulièrement ces derniers jours, quand l’animateur Thierry Ardisson s’est vu décoré de la Légion d’honneur des mains du président de la république. Dans la Gifle, texte réponse à l’éloge républicaine, publié le week-end dernier dans Libération, l’écrivaine se souvient de son passage sur le plateau de Tout le monde en parle, en 1999.
Thierry Ardisson fait le pitch de l’Inceste, livre qu’elle vient de publier. «Son père la forçait à manger des clémentines sur son sexe.» Les personnalités autour d’elle, David Hallyday, Clémentine Célarié rient. Lui : «C’est l’inceste hein ! Il la sodomisait.» L’année suivante, c’est Laurent Baffie, l’acolyte d’Ardisson, qui poursuit l’œuvre à l’occasion de son nouveau livre, Quitter la ville. Angot raconte : «Ils lisent des phrases insultantes qu’il y a eues dans la presse, à propos de moi, et à connotation sexuelle. J’essaye de répondre. Baffie hurle : “Je suis en train de parler Christine : tu m’écoutes, sinon j’te claque”.» L’écrivaine quittera le plateau.
Une arène de la guerre des sexes
Quinze ans avant Ardisson, la misogynie ordinaire irrigue le petit écran sous les traits débonnaires de Bernard Pivot. Nous sommes en 1975, année de la femme, et il faut fêter dignement l’événement, sans trop ennuyer le spectateur. Encore un jour et l’année de la femme, ouf ! s’intitule donc l’émission spéciale diffusée le 30 décembre 1975 sur la chaîne publique Antenne 2. Présentée par l’étoile montant du livre à la télé, le dispositif confronte, telle une arène de la guerre des sexes, Françoise Giroud, secrétaire d’Etat à la Condition féminine, à une série de témoignages d’hommes confortés dans leur masculinité par la télé de papa.
L’un rigole avec ses amis des femmes battues, l’autre craint de se faire opérer par une chirurgienne. «Non pas une femme», s’écrit-il dans une angoisse de castration qui amuse le public. Pivot passe les plats. Les femmes ont-elles du talent en cuisine ? «Certainement pas, voyons, enfin ! Ça se saurait ! enrage le critique gastronomique Christian Guy. Elles font «de» la cuisine, elles ne font pas «la» cuisine.
La Maso du film, c’est bien la secrétaire d’Etat
Que répond la secrétaire d’Etat à la Condition féminine, la grande Françoise Giroud, écrivaine, journaliste, cofondatrice de l’Express ? Rien ou presque. Elle savait que cette émission allait être «un piège». C’est un naufrage. Elle sourit beaucoup, se tait souvent, abonde parfois, on ne sait plus si c’est de l’humour. Trois mois plus tard, c’est l’actrice Delphine Seyrig, devenue réalisatrice féministe, qui lui redonnera une voix, dans un film pastiche de l’émission, Maso et Miso vont en bateau. La Maso du film, c’est bien la secrétaire d’Etat – qui tentera d’interdire la diffusion du documentaire. L’œuvre est réalisée par les Insoumuses, collectif créé par Delphine Seyrig, les documentaristes Carole Roussopoulos et Ioana Wieder et la sociologue Nadja Ringart.
Dans un remontage de l’émission, elles répondent par intertitres cartonnés à la misogynie mise en scène. Le PDG d’Antenne 2, Pierre Desgraupes, trouve qu’il y a encore trop de femmes dans son équipe de 18 personnes alors qu’il y en a qu’une seule. «On n’a beau fermer les portes, on a beau travailler sérieusement, il y a toujours un accident», dit-il avec arrogance face à une jeune journaliste interloquée qui l’interviewe mais ne peut lui répondre, Anne Sinclair. Alors les Insoumuses interviennent.
Un petit carton bricolé à la va-vite. «Nous demandons la démission du PDG d’Antenne 2 !» Elles ont bien rigolé à faire ce film manifeste. Angot de l’époque, elles brisent un «silence essentiel au maintien du patriarcat», rappelle la psychologue américaine Carol Gilligan. Maso et Miso vont en bateau est une leçon de décodage d’un sexisme bien portant. C’est drôle et politique. Il est en accès libre sur Internet. Il y a cinquante ans, les Insoumuses ouvraient la «voix» de #MeToo.
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