Par Marc Belpois Publié le 14 avril 2024
Avec son essai “Bitch. Le pouvoir des femelles dans le monde animal”, l’Anglaise Lucy Cooke dézingue la mythologie misogyne et les stéréotypes sexistes qui ont façonné la biologie de l’évolution. Darwin compris.
C'est bien connu, les animaux mâles sont des compétiteurs-nés qui bataillent pour dominer leur monde. Un impératif biologique les incite à distribuer leur semence, ils copulent à tout-va. D’un naturel autrement passif, les animaux femelles repoussent mollement leurs assauts en rêvant d’une monogamie heureuse, pleinement dévolue à l’expression de leur puissant instinct maternel. Ce lieu commun — que l’on n’exagère qu’à peine — ne résiste évidemment pas à l’observation de la nature. Des matriarches suricates meurtrières — qui tuent allègrement les bébés de leurs rivales — aux albatros lesbiens, en passant par les araignées cannibales, le règne animal est fait d’une infinité de cas de figure.
« Une mythologie sexiste s’est incrustée dans les sciences biologiques et altère la façon dont nous percevons les animaux femelles », écrit Lucy Cooke. Dans Bitch, un ouvrage aussi divertissant qu’érudit, la zoologue britannique, autrice de livres et de documentaires, dézingue joyeusement les préjugés genrés hérités de l’époque de Darwin (1809-1882) et rend hommage aux scientifiques qui contemplent le monde sans lunettes binaires. Plus troublant, elle montre à quel point certains champs de la connaissance scientifique sont socialement construits.
Votre ouvrage accorde une large place à Charles Darwin…
Sa théorie de l’évolution par la sélection naturelle est absolument brillante. Elle montre comment le vivant, dans son immense diversité, descend d’un ancêtre commun. Les organismes les mieux adaptés à leur environnement survivent mieux que les autres et transmettent les gènes qui ont contribué à leur succès. Au fil du temps, ce processus de changements graduels entraîne la transformation des espèces. Mais il n’explique pas la queue du paon ou la ramure du cerf, ces extravagances de la nature qui n’offrent aucun avantage dans la lutte pour la survie, voire la compliquent. Voilà qui a longtemps tourmenté Darwin. Jusqu’à ce que l’éminent scientifique découvre un autre mécanisme évolutif, la sélection sexuelle : parce qu’ils sont un atout pour conquérir le sexe opposé, certains traits « tape-à-l’œil » s’avèrent déterminants dans la compétition pour la reproduction.
Mais Darwin se trompe en assenant que cette compétition constitue le domaine quasi exclusif des mâles…
« Chez presque tous les animaux, écrit-il, les mâles ont des passions plus fortes que les femelles. Il s’ensuit que ce sont les mâles qui se battent et qui déploient assidûment leurs charmes auprès des femelles[…] D’autre part la femelle, à de très rares exceptions près, fait preuve de moins d’ardeur que le mâle […] En général, il est nécessaire de la courtiser ; elle est farouche. » Tout cela est faux. Nous savons aujourd’hui que, dans le monde animal, les femelles sont tout aussi volages, compétitives, agressives, dominantes et dynamiques que les mâles. Les visions genrées fondées sur un supposé binarisme sexuel sont absurdes, que l’on songe seulement aux femelles topis, ces antilopes qui se livrent des combats féroces pour accéder aux « meilleurs » mâles.
Nous savons à présent que 90 % des femelles oiseaux copulent avec de nombreux mâles.
Et l’on pourrait multiplier les exemples : tandis que des araignées cannibales dévorent leurs amants avant, pendant ou après la copulation, des lézards « lesbiens » se passent tout bonnement des mâles en se reproduisant par clonage. Les stéréotypes de la passivité femelle et de la vigueur mâle sont aussi vieux que la zoologie même. Mais Darwin les a ancrés durablement dans les esprits, y compris au cœur des sciences naturelles. Et cela d’autant plus profondément qu’il est, par ailleurs, le scientifique le plus décisif de l’histoire de la biologie.
À quelle époque cette vision binaire a-t-elle été mise en cause ?
À la toute fin de la carrière de Darwin, déjà, une poignée d’intellectuelles autodidactes, pionnières de l’égalité des droits, ont soutenu que le rôle des femelles animales dans l’évolution était sous-estimé. Elles ont été largement ignorées. Le rôle du féminisme dans les années 1970 fut essentiel. Il a permis à des femmes scientifiques, formées dans les mêmes écoles prestigieuses que leurs homologues masculins et donc dotées de l’assurance qui en découle, d’observer les mondes animaux sans les œillères du patriarcat. Mais leurs travaux n’ont pas été pris très au sérieux pour autant. D’ailleurs, lorsque dans les années 1980 j’ai étudié la zoologie à Oxford, fleuron de l’université britannique, cette mythologie sexiste était toujours enseignée.
Cela vous révoltait-il ?
Pas vraiment. À Oxford, je pensais me trouver à l’avant-garde de la science. J’étais l’élève de Richard Dawkins, star de la biologie, auteur du Gène égoïste, immense succès de librairie. Il ne me venait donc pas à l’idée de contester les cours. Même si, parfois, j’étais perplexe. Je me disais : si les mâles sont tous de mœurs légères et les femelles chastes, avec qui les mâles ont-ils des relations sexuelles ? Quelque chose ne colle pas ! Mais de là à contester Darwin, ce scientifique rigoureux, méticuleux au point de consacrer plusieurs monographies à des crustacés, les cirripèdes, afin de vérifier encore et encore son modèle théorique pour enfin publier De l’origine des espèces (1859), non… Et puis, au Royaume-Uni, Darwin n’est pas seulement un théoricien de génie, c’est un trésor national. Pas touche à Darwin !
Quand a eu lieu votre premier déclic ?
Il y a une quinzaine d’années, à l’occasion du tournage d’un documentaire animalier dans le Masai Mara, une réserve du Kenya. Je me trouvais en pleine nuit dans une jeep en compagnie d’un spécialiste des lions qui utilisait des bandes sonores pour déchiffrer la communication des félins. Nous faisions retentir le rugissement d’un mâle dominant suffisamment fort pour qu’il porte à des kilomètres à la ronde, quand une lionne a surgi et s’est couchée devant notre jeep, nous clouant sur place pendant plus d’une heure. Elle avait faussé compagnie à son partenaire pour un rendez-vous coquin.
J’appris ainsi que, pendant leurs chaleurs, les lionnes s’accouplent jusqu’à une centaine de fois par jour avec de multiples mâles. On m’avait pourtant enseigné que ce sont ces derniers qui jouissent d’une vie sexuelle dissolue, pas les femelles ! Qu’ils obéissent à un impératif biologique gravé dans les gamètes : la différence de taille entre les cellules sexuelles est censée définir non seulement les sexes, mais aussi les comportements. Les spermatozoïdes sont petits et abondants, tandis que les ovules sont gros et en quantité limitée ; les mâles seraient donc voués à être volages, les femelles à se montrer difficiles à séduire et chastes. Cette lionne m’a beaucoup fait cogiter…
À l’époque, des travaux faisaient pourtant déjà état de la promiscuité sexuelle des femelles dans le règne animal ?
Bien entendu. La primatologue Sarah Hrdy, par exemple, qui a publié des articles sur les langurs, des singes d’Asie du Sud-Est, a contribué à établir que les femelles de nombreuses espèces sociales font preuve d’une sexualité agressive, surtout en période d’ovulation. Mais ses études n’ont pas eu un grand écho ou ont été attaquées. À l’instar de la biologiste Amy Parish, quand elle a mis en évidence le caractère matriarcal de l’organisation sociale des bonobos, nos plus proches cousins avec les chimpanzés.
Lorsque la biologiste Patrica Gowaty constata que les femelles d’une espèce d’oiseau chanteur bleu cobalt, le merlebleu de l’Est, multipliaient les partenaires, un professeur d’éthologie connu affirma qu’elles avaient sans doute été « violées ». C’était pourtant impossible, les mâles n’ont pas de pénis ! Certes, les oiseaux chanteurs sont souvent considérés comme l’archétype des espèces monogames, certaines formant des couples à vie. Mais ce n’est pas parce qu’ils sont — largement — monogames socialement qu’ils le sont sexuellement. Nous savons à présent que 90 % des femelles oiseaux copulent avec de nombreux mâles.
Lorsque la biologiste Patrica Gowaty constata que les femelles d’une espèce d’oiseau chanteur bleu cobalt, le merlebleu de l’Est, multipliaient les partenaires, un professeur d’éthologie connu affirma qu’elles avaient sans doute été « violées ». C’était pourtant impossible, les mâles n’ont pas de pénis ! Certes, les oiseaux chanteurs sont souvent considérés comme l’archétype des espèces monogames, certaines formant des couples à vie. Mais ce n’est pas parce qu’ils sont — largement — monogames socialement qu’ils le sont sexuellement. Nous savons à présent que 90 % des femelles oiseaux copulent avec de nombreux mâles.
Pourquoi est-il si difficile de faire entendre cette réalité ?
C’est une bonne question ! Probablement parce que nous avons affaire à un paradigme particulièrement puissant. Ses fondements ont été érigés dans l’Angleterre victorienne, au milieu du XIXe siècle, alors que les femmes, rappelons-le, étaient pleinement subordonnées à l’autorité masculine, celle de leurs pères, de leurs maris, de leurs frères et même de leurs fils adultes. Si brillant fût-il, Darwin n’a pas totalement échappé au milieu misogyne dans lequel il vivait. Dans La Filiation de l’homme et la sélection liée au sexe, un ouvrage qui fait suite à De l’origine des espèces, il acte clairement la supériorité physique et intellectuelle des hommes sur les femmes.
C’est d’évidence un préjugé qu’il a – reporté sur le règne animal, envisageant des mondes où seuls les mâles comptent vraiment et où les femelles se comportent comme des ménagères victoriennes. Même bâtis sur du sable, certains paradigmes mettent du temps à s’effondrer. Même aujourd’hui, l’idée que nombre de femelles soient agressives et sollicitent des rapports sexuels provoque un malaise. Certains l’envisagent comme une revendication féministe, c’est-à-dire une sorte de biais idéologique et non le résultat d’observations réalisées dans un cadre scientifique. Mais, à ce moment-là, on pourrait tout aussi bien dire de leurs travaux qu’ils sont « masculinistes » !
Faut-il en conclure que ce domaine de la science avance au rythme des évolutions sociétales ?
Cela m’a beaucoup troublée lorsque j’en ai pris conscience, moi qui avais étudié à Oxford et croyais dur comme fer que la biologie évolutive est fondée sur une connaissance rationnelle. Il faut comprendre ceci : la science consiste à poser des questions. Et les scientifiques posent les questions qui les intéressent. C’est à partir du moment où des femmes scientifiques — bientôt rejointes par des hommes — se sont rendues sur le terrain et ont observé les animaux femelles avec la même curiosité que les animaux mâles que toutes sortes de comportements ont été mis en évidence. De la même manière, l’écologue Joan Roughgarden fait partie de ces personnalités qui ont attiré l’attention sur la variété époustouflante de l’expression du sexe dans le règne animal et sur le rôle fondamental de la diversité comme moteur de l’évolution. Or Joan Roughgarden, qui toute sa carrière a montré un fort intérêt pour les créatures non binaires, a elle-même fait une transition de genre.
Comment vos travaux sont-ils accueillis par le monde scientifique ?
Lorsque Bitch a été publié en Angleterre, en 2022, je m’attendais à un torrent de critiques. Et finalement, je suis invitée à prendre la parole dans les universités du monde entier, à Oxford, Cambridge, Princeton… La période est passionnante, une révolution est en marche et n’est pas près de s’arrêter.
Bitch. Le pouvoir des femelles dans le monde animal, de Lucy Cooke, traduit de l’anglais par Esther Ménévis, éd. Albin Michel, 512 p.
LUCY COOKE EN CINQ DATES
1970 Naissance dans le Sussex, Angleterre.
1991 Diplômée en zoologie de l’université d’Oxford.
2004 Produit et réalise la série télévisée historique Sacré Moyen Âge.
2015 Présente sur la BBC le programme d’histoire naturelle Nature’s Boldest Thieves.
2021 Publie L’Énigme de l’anguille et autres bizarreries animales, éd. Albin Michel.
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