par Dany Laferrière publié le 11 avril 2024
Nos journalistes cèdent la place à des autrices et auteurs pour un numéro exceptionnel. Hervé Le Tellier et Dany Laferrière sont les rédacteurs en chef de cette 17e édition du Libé des écrivains. Retrouvez tous les articles ici.
Quand je suis arrivé à Montréal en juillet 1976, fuyant la dictature des Duvalier, je n’avais aucune idée du Québec, ignorant même le hockey. Quant à l’hiver, rien ne m’y avait préparé. J’ai découvert alors février, ce mois de grand froid que je passe toujours dans une baignoire rose avec des romans éparpillés sur le plancher et une bouteille de rhum. Cette expérience de la glace me permet, aujourd’hui, de circuler en sifflotant dans les régions les plus froides de la planète.
Mais le Québec ne se résume pas à ces terreurs d’homme des tropiques sur le froid. Ni les ours se baladant en ville, le ballet des baleines de Tadoussac et la cabane couverte de neige nichée dans notre mémoire encore émue. Me voilà capable, aujourd’hui, de repérer les mille nuances du spleen québécois alternant à des éruptions de joie aussi puissantes que ces centrales électriques de la baie James qui allaient illuminer le pays des épinettes noires. Je sais lire le silence de gens qui ont vécu longtemps parmi les arbres. Des gens si sensibles à toute manifestation d’inégalité, et dont la règle de base démocratique exige de ne laisser personne derrière soi. Un peuple capable de patience jusqu’à donner cette fausse impression de docilité. Mais quand il décide que la coupe est pleine, il peut tout casser sans que cela ne se voie, ce qu’on appelle ici une révolution tranquille. Pas si tranquille, puisque l’église qui en a subi les frais, au cours des années 1970, ne s’en est jamais relevée. Une simple balade par la route, dans une vieille voiture, fin août 76, me fait découvrir une litanie de villages portant des noms de saints. Cette mauvaise humeur contre l’église a permis une entrée intempestive dans la modernité. Le mot d’ordre étant «désormais l’école remplace l’église». Quand on sait que ce sont les religieux qui enseignaient en majorité, on se doute que la gauche de l’église, était pour quelque chose dans ce coup d’Etat intellectuel.
Nouveaux chemins
Puis le Québec est entré dans une fête perpétuelle où l’on voyait souvent les femmes danser la gigue autour d’un feu de joie. On a alors compris que c’était elles qui soufflaient depuis longtemps, en pleine «grande noirceur» sur le chaud et le froid, avec une connaissance aiguë des saisons politiques. L’Etat avait pris en otage leur ventre, car il en faut du monde pour couvrir 1,7 million de kilomètres carrés. Il s’agissait autant de territoires que d’identité. Et la langue étant au cœur de ce combat dans une Amérique du Nord anglophone. Il fallait un certain nombre de gens parlant français si on ne veut pas se faire avaler. Et l’église qui affirme que «la foi est gardienne de la langue». C’en était trop. L’effort de guerre étant au-dessus de la force de ces femmes qui désiraient récupérer l’usage de leur ventre. La réponse fut cinglante : le divorce, la contraception et la perte de la foi. D’une foi qui habitait le corps et colonisait l’esprit de la femme. Et ce fut la révolution dans la révolution.
Si la révolution tranquille a permis au Québec de se décharger de normes vieillottes en l’amenant doucement dans la modernité, c’est la révolution invisible des mères qui lui a permis d’habiter cette modernité. Le Québec n’a pas cessé de négocier tous les acquis de cette révolution tranquille, alors que les femmes continuent de refuser le fardeau de la démographie. Mieux, elles ne cessent d’avancer dans de nouveaux chemins. On le voit dans les interrogations qu’elles soulèvent ici même dans cette édition. Elles ont tout de suite capté la leçon amérindienne de la protection des forêts et d’une vie en harmonie avec les arbres. Et d’un désir d’être reconnues par l’austère grammaire. Elles ont conquis leur ventre, elles veulent, aujourd’hui, récupérer leur esprit afin de marquer leur présence au monde. C’est à tout ça que je pensais dans le liquide amniotique d’une baignoire dans la forme du ventre de ma mère. Et cette vague est si nouvelle que ses étoiles n’étaient pas nées à mon arrivée en 1976, puisque Audrée Wilhelmy (1985), Gabrielle Filteau-Chiba (1987) n’étaient pas nées, et Martine Delvaux n’avait que 8 ans. Aujourd’hui, l’alphabet des forêts est à elles. Mais leur dette à An Antane Kapesh (Je suis une maudite sauvagesse), née en 1926, reste inestimable.
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